Fyctia
Celle qui tient la glace 11
Les deux hommes avaient dû laisser leurs motoneiges à l’orée du sous bois. Marchant péniblement en raquettes, beaucoup plus lentement que leur proie qui avait filé comme une ombre à skis, ils suivaient néanmoins les traces généreusement régulières qu’elle leur avait laissé. Il n’y avait plus de sang sur la neige, soit elle avait stoppé l’hémorragie, soit sa plaie avait gelé.
Soudain, le double ruban des patins s’arrêta net. Contre un arbre, se trouvaient les skis, sagement posés contre l’écorce, l’un à côté de l’autre, et le fusil Mosin-Nagant entre les deux.
Ils ne virent aucune trace de pas.
Ils balayèrent les environs à la ronde, du double filtre de leur vision thermique. Tout était glacé, il n’y avait pas une miette de chaleur à part eux. Seulement ensuite, celui qui était sous l’arbre eut l’idée de relever la tête en direction des branches. Et ne vit rien.
Juste derrière son camarade, la chute de la chasseuse d’un autre arbre ne fit pas assez de bruit pour qu’il l’entende, étouffée par la neige. Se rétablissant souplement sur ses jambes, elle dessina un mouvement parfait de la lame de son couteau.
L’autre homme entendit le gargouillis dans son oreillette, et eut juste le temps de se retourner pour voir, à travers ses lunettes infrarouge, une gerbe de liquide éclabousser de chaleur l’air au sortir de la gorge ouverte. Il tira avec son fusil automatique sur les deux silhouettes fondues en une double tache de couleur trop peu distincte. Les deux tombèrent en arrière, mais une seule cria de douleur.
Oak, son bras déjà blessé à nouveau déchiré, s’extirpa de sous le corps, et rampa en arrière, son coude valide et ses pieds raclant dans la neige.
Le dernier homme, sans se presser, souleva ses lunettes sur son front, et la suivit pas à pas, son fusil pointé, jusqu’à ce qu’elle sente un arbre contre ses omoplates. Elle haletait, de fatigue, de douleur. Elle avait lâché le couteau, elle n’avait plus d’arme. Elle sentait la balle dans son bras, juste en dessous du coude. Le mal lui brûlait la tête et la gorge.
Pour s’amuser, le type lui attrapa le pied, et la tira, la trainant jusqu’à ce qu’elle soit allongée sous lui. Il vint planter ses jambes de chaque côté de sa tête, la dominant de toute sa hauteur, son sourire blanc victorieux se détachant dans l’obscurité. Il jouissait de sa victoire, et s’en amusait tant qu’il joua à tirer à nouveau, deux balles dans la neige, près de son crâne, le canon si proche d’elle que les détonations l’assourdirent.
Kawisenhawe abima sa gorge sur un long hurlement de colère, rauque, inhumain, comme un cri de bête, qui s’acheva dans un hululement de glotte aigu, le plus fort dont elle était capable.
« Trop tard pour appeler à l’aide. »
Il donna un coup de semelle de botte contre son bras percé. Elle s’étrangla sur un jappement de douleur.
À bout de souffle, elle ferma les yeux, et sentit seulement le canon contre son front.
« Tu nous auras fait courir. »
Il l’avait dit en russe.
Elle le parlait très bien, maintenant. Grâce à la laine d’omingmak.
« Tu ferais mieux de continuer, prononça-t-elle.
- Quoi ?
- À courir. »
Elle n’avait pas appelé à l’aide. Elle avait appelé à mort.
Du tigre, il n’entendit pas un bruit, et n’en aperçut que l’ombre, lorsqu’elle se solidifia à pleine vitesse depuis l’obscurité fantomatique du blizzard.
Si tu le vois, il est déjà trop tard.
Tempête jaillissant d’une autre tempête, Kino emporta l’homme avec une telle violence qu’il le décolla du sol. Ses trois cents kilos l’abattirent par terre, ses griffes le soudèrent à la neige. L’homme mourut sans un geste, comme un insecte écrasé.
La mâchoire broya sa gorge, brisa ses cervicales.
Le vent emporta son hurlement, et le craquement de ses os.
Kawisenhawe souriait, avec une satisfaction cruelle.
On disait de la Sorcière aux tigres qu’elle pouvait se transformer en l’un d’entre eux. Une légende aussi terrible, il ne fallait pas la faire mentir.
Kino était le plus vieux, le plus expérimenté, le plus féroce de tous. Il avait déjà pris deux balles dans le corps, venant de deux braconniers successifs à des années d’intervalle.
Les tigres étaient les plus intelligents de tous les félins. Les plus rancuniers, aussi. Ses blessures ne lui avaient laissée aucune peur, uniquement de la fureur.
Kino était le plus dangereux de tous, parce qu’il attaquait au seul bruit d’un coup de feu, ou même à la seule vue d’un fusil.
C’était pour ça qu’elle avait posé le sien loin d’elle.
Mais le tigre, après avoir achevé sa proie, s’approcha d’elle.
Elle cessa de sourire. Pour ne pas lui montrer ses crocs.
L’énorme tête fut soudain à moins de vingt centimètres de la sienne. Elle perçut son inspiration, alors qu’il interrogeait son odorat, scrutait son parfum — et sans doute, le reconnaissait. Il lui rugit au visage. Son haleine lourde, fusant de gouttelettes de sang encore brûlant, vint se plaquer contre sa figure, l’étouffant. Elle n’osait plus même respirer. Mais elle garda les yeux ouverts. L’homme, le fusil, elle n’avait pas voulu le voir, mais cette mort-là, la plus sauvage de toutes, elle voulait la contempler en face.
C’était une mauvaise idée. Il ne fallait pas fixer un prédateur dans les yeux. Jamais.
Mais elle ne voulait pas le provoquer.
Elle voulait l’adorer.
Le tigre ne bougeait pas. Elle retrouva un souffle, juste assez pour murmurer :
« Je n’ai pas peur de toi. Parce que je suis morte. Tu ne dois pas avoir peur de moi non plus. Parce que je suis morte. »
Kino pencha la tête, renifla sa blessure, son cou, son visage. Souffla dans ses cheveux et ses cils givrés.
« Je suis morte et les morts n’ont pas peur. »
Elle le répéta.
« Je suis morte et les morts n’ont pas peur. »
Le répéta encore.
« Je suis morte et les morts n’ont pas peur.
Je suis morte et les morts n’ont pas peur. »
C’était la plus belle fin qu’elle pouvait imaginer.
Kawisenhawe en était fière. Elle l’avait méritée.
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