Eponyme Solastalgia Celle qui tient la glace 10

Celle qui tient la glace 10

Angad et Kawisehawe étaient devenus d’immenses amis, à l’immense surprise du reste de l’équipe, qui ne voyait que les incompatibilités qui auraient dû les séparer, sans réaliser que leurs points communs les réunissaient bien davantage, et que leurs différences se complétaient.


Il avait l’intelligence émotionnelle, elle l’esprit pratique. Elle venait contrebalancer sa candeur par son expérience, il lui apportait l’optimisme dont sa mélancolie naturelle manquait. Elle était agoraphobe et haïssait aller en ville, il était ce sociable jamais rassasié de ses semblables qui adorait lui faire toutes ses courses à Longyearbyen. Elle était renfermée, maladroite et à côté de la plaque avec les autres, incapable de faire preuve de tact pour sauver sa vie, quand lui n’avait pas son pareil pour prendre la température de la pièce et parler aux gens avec bienveillance. Elle était plus à l’aise avec les animaux qu’avec les humains : les animaux, elle les comprenait. Il était le seul à connaître ses faiblesses, celles qu’elle cachait aux autres — les difficultés liées à son autisme, ses problèmes de communication, son hypersensibilité à certains sons et odeurs, ses efforts épuisants face à la surcharge sensorielle et à l’addiction.


Ils étaient les deux seuls à ne pas boire — lui par religion, elle parce qu’elle était une alcoolique en tentative de rémission —, les deux seuls à ne pas manger lorsque les autres cuisinaient — elle parce qu’elle détestait la viande industrielle et ne consommait que celle qu’elle chassait elle-même, lui parce qu’il était vegan. Tous deux étaient curieux des autres cultures, avides de voyager ; tous deux évitaient le café et le soda et buvaient des quantités aberrantes de thé ; tous deux étaient patients et calmes, et surtout, tous deux adoraient les ours, et étaient capables d’en parler des journées entières. Angad lui faisait lire toutes les études scientifiques sur les ours polaires qu’il avait à disposition, Kawisehawe lui transmettait son exceptionnelle expérience de terrain.


Elle lui avait appris à chasser. Ironique pour quelqu’un qui n’avait jamais tué un animal, et qui n’avait aucune intention de le faire. Mais elle lui avait appris tout le reste. Lire les empreintes. Suivre une piste. Se cacher. Prévoir. À la fin, Angad faisait feu, mais uniquement à la seringue hypodermique. Il avait chassé et endormi lui-même les trente-cinq animaux balisés de son étude, après quoi, il avait continué à prendre plaisir à traquer des ours, avec son appareil photo cette fois, complétant ainsi ses recherches bien au-delà de leur objectif initial.


Il écoutait volontiers son amie lui raconter des histoires de chasse. En tant que vegan et non-violent, il était parfois heurté dans ses convictions, mais en tant qu’amoureux des animaux, il était fasciné. Oak les connaissait comme personne, et elle en parlait comme si c’était des gens. Elle tuait, mais jamais de sang-froid. Derrière sa façade sévère, son caractère distant, tout en elle était émotion, ressenti, expérience sensorielle. Son rapport à la nature était vivant, intime, violent, amoureux. Elle n’était pas une adversaire, mais une partie d’un tout.

La plupart des vegans l’aurait détestée. Pas Angad.

La plupart des vegans n’avait jamais vu un phoque hurler lorsqu’il se faisait déchirer par les crocs et les griffes d’un ours polaire. Angad, oui.


« Je comprends pas la logique des gens, lui avait-elle confié. Ils disent que je suis monstrueuse et cruelle, parce que je tue ma bouffe moi-même, et puis ensuite ils mangent des nuggets de poulets à qui on a coupé le bec pour ne pas qu’ils se blessent quand on les entasse à dix mille dans un hangar, où ils ne verront pas le soleil une seule fois dans leur vie. »


Elle traitait les animaux comme des humains, et les humains comme des animaux.


Dans la nuit polaire de Sibérie, à vingt années de là, Angad était à nouveau le témoin de l’une de ses chasses.

Mais cette fois, Kawisehawe était devenue le gibier.


Elle perdait beaucoup trop de sang, lisait-il par terre. Trop et trop vite. On aurait dit qu’elle paniquait et agissait impulsivement, fuyant sans réfléchir, et ça ne lui ressemblait pas. Ni de perdre la tête, ni de fuir.


Au Svalbard, à l’extérieur, Oak conservait toujours parfaitement la tête froide. La chasse là-bas n’avait rien d’une partie de plaisir, rien d’un loisir. Elle accompagnait Angad dans son travail d’étude, mais la régulation, elle continuait de la faire en solo, cloisonnant les deux. Elle ne tuait pas d’ours avec lui, uniquement de son côté.

Chasser l’ours blanc seule était un boulot d’une dangerosité extrême. Ce n’était pas des proies, mais des adversaires redoutables. Elle risquait sa peau chaque jour, et son instinct de survie était hors du commun.


« Vous me posez pas de questions ? » avait demandé Angad, au début de leur collaboration. « Sur moi. A propos de ça » avait-il précisé en pointant son turban.


Tout le monde lui avait demandé ce que c’était, pourquoi il le portait tout le temps. Sauf elle.


« Je viens d’Amérique du Nord, avait-elle rétorqué. Contrairement aux Européens, je sais ce que c’est qu’un sikh. Toi, t’es un de ceux qui sont vachement pratiquants, c’est ça ?

- Heu, oui.

- Barbe, turban, et vous avez un couteau sacré sans arrêt sur vous ?

- C’est ça, en gros. Je le porte sous mes vêtements.

- Tu ferais mieux de le porter au dessus.

- Pardon ?

- Ton couteau, ce serait une bonne habitude de commencer à le garder à portée de main. Parce que si un ours te fonce dessus un jour et que ton fusil s’enraye, tu seras content d’avoir un couteau.

- Contre un ours polaire, un couteau ou pas de couteau, ça fait pas une énorme différence, avait répondu Angad en souriant un peu.

- Ça, ça dépend à quel point tu sais t’en servir. »


Finalement, il n’avait jamais eu à utiliser son couteau. Kawisenhawe, en revanche, oui.


Ce fameux jour, plusieurs semaines après, où un énorme mâle les avait attaqué de face, et où le percuteur de son arme avait claqué dans le vide, exceptionnellement et dramatiquement bloqué avant d’avoir pu frapper la balle, elle n’avait pas hésité une seule seconde. Le cri qu’elle avait poussé en s’élançant sur l’ours, lame de poignard en avant, n’était pas un cri de peur. C’était un rugissement de défi et de rage, d’un animal qui en affrontait un autre.

Et ensuite, quand Angad était allé la tirer de sous la masse écrasante du cadavre, ruisselante des deux sangs mêlés des deux plus terribles prédateurs de l’île, elle avait eu un sourire fou et fantastique, malgré son dos et ses bras lacérés et sa côté brisée.


« Un prédateur, tu dois le tuer du premier coup, lui dirait-elle plus tard. C’est quand ils sont blessés qu’ils sont les plus dangereux. »


Angad comprit alors, en voyant l’endroit où la piste s’enfonçait si profond dans le sous-bois qu’elle avait été forcée de se baisser, et les mercenaires d’abandonner leurs motoneiges pour la suivre à pied.


Elle ne fuyait pas. Elle les attirait dans un piège.

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64 commentaires

WildFlower

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Il y a 2 ans

Je trouve le parallèle entre passé et présent vraiment bien mené. Il y a de grandes chances qu'Angad réussisse à la débusquer... J'ai hâte d'arriver à la confrontation !

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Bien joué Angad ! L'élève va-t-il dépasser le maître ? Encore un chapitre excellent. J'ai beaucoup aimé la comparaison entre les 2. On en apprend encore plus sur leur passé et sur qui ils sont

Eponyme

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Il y a 2 ans

J'ai bien aimé écrire cette relation d'amitié où les opposés s'attirent. Oak émet des signaux émotionnels plus bas que la moyenne, mais Angad est plus perceptif que la moyenne pour décoder les émotions, donc ils s'équilibrent, lui réussit à lire ses émotions, et elle n'a pas à s'épuiser pour coller à une norme. D'ailleurs on le verra dans un prochain chapitre : elle n'arrive pas à lui cacher quand elle va mal. (le revers de la médaille de ce type-là, c'est que sa trop grande empathie lui donne tendance à vouloir un peu porter tous les malheurs du monde sur ses épaules, se sentir responsable moralement du bien-être de tout le monde, de faire passer le sien après celui des autres, et d'absorber le chagrin et l'anxiété d'autrui comme une éponge)

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Je comprends beaucoup Oak... et je crois que sur bien des points je ressemble beaucoup à Angad !

Pauline Rêve

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Il y a 2 ans

+ coup de pouce ;)

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci beaucoup, ce genre d'aide est la bienvenue et compte pour moi. Je serai au rendez-vous sur tes prochains chapitres sans faute.

meline g

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Il y a 2 ans

A jour chez toi ! J’avais loupé quelques chapitres 😅

Eponyme

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Il y a 2 ans

C'est parce que j'en ai débloqué plein cette semaine grâce au "commenter donne des ailes". Merci beaucoup, ce genre d'aide est la bienvenue et compte pour moi. Je serai au rendez-vous sur tes prochains chapitres sans faute.

Justine_2112

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Il y a 2 ans

Me voilà à jour chez toi, j'espère que cela t'aura aidé. Kiss 🤩

Eponyme

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Il y a 2 ans

Ça m'a carrément aidé, merci beaucoup. Je serai au rendez-vous sur tes prochains chapitres sans faute.
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