Fyctia
Celle qui tient la glace 9
Oak fumait une cigarette, assise sur les marches d’escalier de sa maison — l’ancien bureau de poste de Ny-Ålesund, datant de l’époque où la station accueillait encore plus d’une centaine de personnes toute l’année. Elle releva les yeux lorsque Angad vint la trouver.
« Vous êtes Mohawk, alors. »
Il l’avait entendue l’évoquer avec un de ses collègues chasseurs, à table ce jour-là. Elle répondit par un petit hochement de tête.
« J’osais pas demander.
- Pourquoi ? rétorqua-t-elle. Je mords pas.
- Alors, j’aimerais bien vous poser une question, si ça vous dérange pas ?
- Je suis pas ici pour donner un cours sur qui je suis, mais, ouais, vas-y, demande toujours.
- J’aimerais savoir si Oak, c’est votre nom, ou un surnom ?
- Un peu les deux. C’est le diminutif de mon nom de famille, Oakwood. Mon prénom, personne l’utilise ici, parce que personne est foutu de le prononcer correctement.
- Les autres ne prononcent pas bien le mien non plus, avoua-t-il.
- Ah bon ?
- Oui, vous les francophones vous le prononcez comme « en garde », et les anglophones comme « oh god », mais en réalité c’est « ann-gad ».
- Ann-gad, testa-t-elle.
- Voilà.
- Ok, je ferai mieux gaffe.
- En vrai, ça me dérange pas, en garde, c’est sympa aussi comme façon de dire. Le français, c’est une jolie langue, je trouve. J’y comprends rien, mais j’aime bien l’entendre. »
La lingua franca de la station était l’anglais, que tout le monde parlait couramment. Mais il arrivait qu’Oak discute en français avec Louise et Adama, les deux Parisiens, et avec Akseli, dont la mère était belge.
« Est-ce que vous parlez mohawk ?
- Oui, on appelle notre langue kanien’kéha, je la parle depuis ma naissance. Ma famille parle kanien’kéha et français, mais il y a plein de gens, chez moi, qui ne parlent que kanien’kéha.
- Vous voulez bien me dire quelque chose dans cette langue ?
- Ok, mais seulement si tu me réponds dans celle de chez toi.
- Deal.
- Iothó:re, Áhsire tesatwawén:'ek.
- Tussi cha peeni ? »
Ils sourirent simultanément.
« Qu’est-ce que ça voulait dire ? demanda-t-il le premier.
- Il fait très froid, mets-toi dans une couverture. »
Il rit.
« C’est sympa.
- Et toi ?
- J’ai demandé si vous aviez envie d’un thé, répondit-il.
- Ça aussi c’est sympa. C’était une vraie proposition ?
- Bien sûr. »
Il déposa la théière entre eux, après l’avoir servie, dans sa maison à lui cette fois. Oak, assise à sa table de salle à manger, hocha la tête, et leva légèrement sa tasse à son attention. Elle disait rarement merci, mais avait une façon propre de l’exprimer.
« Si vous m’expliquez comment on prononce votre prénom, je promets de faire en sorte de ne pas l’écorcher, reprit Angad.
- Ok, alors accroche-toi bien. Kawisenhawe ióntiats. Je m’appelle Kawisenhawe.
- Usa nāma dā kī matalaba hai ? » répliqua-t-il, à nouveau dans sa langue maternelle, le pendjabi. « J’ai demandé ce que ce prénom voulait dire.
- Ça veut dire : elle tient la glace. Ka, elle, ówise, glace et hawe, tenir. Kawisenhawe. »
Angad fut émerveillé.
« C’est… hyper beau. Et ça vous va tellement bien. »
Il tenta de le répéter.
« Ga-wii-zou…
- Hawe.
- Ho-wa ?
- Hawe.
- Ho-way.
- C’est ça. Kawisenhawe.
- Gawiizouhoway.
- Parfait.
- Oh que non, déplora-t-il en riant.
- Presque parfait, assura-t-elle, magnanime.
- Maiṁ kasarata karāṅgā. Je vais m’entrainer. »
C’était au tour de Kawisenhawe d’être curieuse.
« Et que veut dire Angad ?
- Ça signifie : de mon propre corps. C’est une façon pour les parents de désigner leur enfant comme une partie d’eux-mêmes. Dans ma religion, c’est le nom du second guru, celui qui a succédé à Guru Nanak, le fondateur du sikhisme. Il portait un autre nom, mais Nanak l’a rebaptisé Angad pour souligner à quel point il lui transmettait sa propre essence et son héritage spirituel.
- Plutôt poétique.
- Plutôt prétentieux, rétorqua-t-il. La vérité, c’est que c’est un prénom ringard, chez moi. Ça se fait vraiment plus, de donner des noms super religieux comme ça, mais mes parents sont très traditionnels.
- Te plains pas, le tien fait que deux syllabes, les gens le retiennent, se lamenta-t-elle avec humour. Dans le genre prénom traditionnel, le mien m’a pourri la vie, dès que j’ai foutu un pied hors de ma réserve. J’ai tellement l’habitude maintenant que tout le monde m’appelle Oak, que ça me fait bizarre quand je parle à ma propre famille et qu’ils disent mon vrai nom. »
Angad but une gorgée de thé, pensif. C’était dommage d’avoir un prénom aussi beau et original, et de ne pas l’utiliser.
« Vous préférez que je vous appelle comment ? »
Elle haussa les épaules.
« Comme tu veux, ça m’est égal.
- Votre vrai prénom, ce ne serait pas plus respectueux ?
- Respectueux, je sais pas, mais j’avoue que c’est… davantage qui je suis. S’il est bien prononcé.
- Alors je préférerais l’utiliser. Si je le prononce bien ? Kawisenhawe ?
- Oui, là c’est parfait. »
Elle dessina un sourire contre le bord de sa tasse.
« Ok, toi je veux bien que tu m’appelles Kawisenhawe, mais si un ours arrive au galop derrière moi, gagne du temps et crie Oak. »
C’est à partir de ce jour qu’il l’appela par son prénom, et se mit à la tutoyer, aussi. Il lui posait souvent des questions sur son pays, sa culture, et elle y répondait volontiers. Angad l’admirait énormément. Elle avait beaucoup voyagé, et était une bibliothèque vivante au sujet des animaux et de la nature. Il adorait l’écouter lui raconter toutes sortes d’histoires de chasses et de voyages.
« Tu détestes pas le métier que je fais ? lui demanda-t-elle un jour.
- Bien sûr que non. Tu fais de la régulation, ici, pas de la chasse, et même si tu chassais pour une autre raison, de quel droit je te le reprocherais ? Tu es d’une culture dans laquelle le rapport à la nature est différent de la mienne. On travaille tous les deux à la préservation de l’espèce. Il n’y a qu’au Svalbard qu’on tue autant d’ours légalement, parce que c’est le seul endroit au monde où ils ne sont pas en danger d’extinction, et où leur surpopulation déséquilibre l’écosystème — et on ne sait pas du tout pourquoi, c’est pour ça que je suis ici. La vérité, ce n’est pas que le nombre d’ours polaires augmente, il est en grave déclin, mais c’est leur déplacement vers des zones habitées qui donne cette impression. Ma directrice de recherche, elle a participé aux dernières études sur le sujet, c’est elle qui a mis au point le modèle démographique pour la régulation que tu utilises.
- Ah bon ?
- Tu savais pas ?
- Pas vraiment, non. On me dit juste combien je dois en tuer par saison, et on me laisse organiser ça comme je veux. On m’a pas franchement expliqué le pourquoi du comment. Ça m’intéresserait de lire les trucs dont tu parles, les études sur le déclin, et celle de ta directrice. Moi aussi j’aimerais bien comprendre pourquoi ils sont si nombreux.
- Avec plaisir ! Je les ai dans mon disque dur. »
Il était radieux.
« Et dire que Sven a blagué le premier jour en disant qu’on n’était pas du tout collègues. »
22 commentaires
WildFlower
-
Il y a 2 ans
Mira Perry
-
Il y a 2 ans
Eponyme
-
Il y a 2 ans
Gottesmann Pascal
-
Il y a 2 ans
Eponyme
-
Il y a 2 ans
Mira Perry
-
Il y a 2 ans
Lullolaby
-
Il y a 2 ans
Eponyme
-
Il y a 2 ans