Fyctia
Celle qui tient la glace 8
La nuit était tombée à nouveau. Oak savait qu’elle ne verrait jamais plus le jour.
Le blizzard avait repris avec encore plus de violence.
Son sang réchauffait la neige.
Son bras pendait, au bout d’une épaule déchirée. Le liquide poisseux lui coulait le long de la manche, remplissait son gant, en attendant de geler, comme tout le reste, comme les arbres autour d’elle, figés, crispés. Seul son cœur était encore chaud.
Les Inuit avaient un mot que les autres peuples ne pouvaient pas traduire : qarrtsiluni. Il nommait le fait de s’assoir ensemble dans le noir pour attendre. L’étrange moment de contemplation avant que quelque chose ne survienne ou s’amplifie. Le calme résigné avant la tempête.
Il était temps pour elle de patienter dans l’obscurité.
La mort arrivait.
Mais elle n’était pas en paix.
Ses pensées se brassaient et se bousculaient les unes les autres à grands renforts de bourrades et de cris agressifs ou plaintifs, la douleur les brouillait, les emmêlait comme les fils de laine quand Èrhar venait jouer dedans — ce chien, il était vraiment trop con. Elle pensait à trop de choses à la fois. À la laine, elle pensait à la laine, à des lettres auxquelles elle n’avait jamais répondu, à son ingratitude et son manque d’empathie, elle pensait aux plus belles choses de sa vie qu’elle avait elle-même sabotées, elle pensait à la seule personne à qui elle aurait voulu pouvoir dire quelque chose avant de mourir.
Elle pensait à la mort.
De toute façon, elle le savait depuis la première fois où elle avait pris une vie, que sa propre mort serait violente. La nature fonctionne comme ça.
Les animaux n’ont pas de cimetière.
Il y avait des os pétés, elle pouvait le sentir, son épaule lui faisait la sensation d’une boîte de crackers qu’on secouait, mais avec des crackers qui hurlaient de douleur et pissaient le sang. Utiliser son fusil de façon optimale n’était plus possible. Il lui restait son couteau, et sa tête, si elle parvenait à la faire fonctionner à nouveau correctement.
Ce n’était pas encore l’heure du qarrtsiluni, décida-t-elle.
C’était l’heure de se battre. Et d’ajouter quelques connards de plus à son tableau de chasse. Quelque part, un mec beaucoup trop riche en avait payé d’autres beaucoup trop cons pour qu’ils la tuent. Gâcher la journée de ce gars précisément était désormais son but dans l’existence.
S’occuper de sa blessure, elle n’avait pas le temps, mais ce n’était pas très grave, avec un froid pareil, le sang allait coaguler rapidement, et elle ne risquait pas de crever d’hémorragie. Perdre un bras, elle s’en foutait, elle ne comptait pas faire de la corde à sauter juste avant de mourir. L’adrénaline lui cramait les veines, il fallait en profiter. En plein blizzard, c’était un sale jour pour mourir, mais un excellent pour tuer, c’était frais, vivifiant.
Elle réfléchit, se souvint de l’endroit où elle se trouvait, bifurqua. Si elle allait à la mort, alors, les autres aussi, et bien davantage qu’ils n’auraient jamais pu l’imaginer.
Au début, ils étaient motivés par la prime, mais elle venait d’en flinguer quatre sur six. Les deux qui continuaient à la poursuivre, maintenant, ils en faisaient une affaire personnelle.
Bien, se dit-elle.
Qui m’hait me suive.
Au Nord-Est, les troncs se rapprochaient, le bois s’épaississait, redevenait forêt, prison ligneuse. Les motoneiges ne passeraient pas entre les arbres. Elle accéléra, se faufila entre les pylônes obscurs, s’enfonça dans une nuit encore plus noire, si touffue qu’elle dut elle-même se baisser pour y pénétrer.
Le blizzard était moins violent, dans la futaie, il se brisait contre l’écorce, se morcelait en fils de vent siffleurs. La neige s’était accumulée en grandes congères, et, avec les ramures des arbres qui se rejoignaient autour d’elle, il lui semblait avancer dans une cathédrale de glace et de bois noir. Elle n’y voyait quasiment rien, mais ça n’avait pas d’importance. Elle savait exactement où elle allait. Il suffisait de suivre le léger dénivelé, jusqu’au petit vallon.
Elle avait de l’avance sur eux, elle n’entendait aucun moteur, ni ne voyait de lumière de phares derrière elle. Peut-être s’étaient-ils arrêté pour compter leurs morts, obtenir de nouvelles instructions de leur commanditaire, ou encore vérifier leur armement. Peut-être qu’ils se disaient qu’en l’ayant blessée, ils avaient déjà gagné, et que la mise à mort ne pressait plus tant. Si c’était ça, alors elle avait vraiment affaire à des amateurs. Dans une chasse, il faut poursuivre la traque intensément jusqu’au bout. On ne sait jamais quand un animal peut changer de comportement.
Le sien l’avait étonné elle-même. Elle leur avait fait face avec une rage qui ne lui ressemblait pas. Elle avait pourtant gardé la tête froide… jusqu’au moment où ils avaient visé les omingmait.
Il n’était pas injuste ni illégitime que ces hommes viennent pour la tuer. Mais il était juste et légitime pour elle de se défendre, et de défendre les animaux dont elle était la gardienne. Elle était l’apex prédatrice, ici, ce qui l’investissait de certaines responsabilités. Les autres carnivores régulaient les herbivores. Elle, régulait les humains. Il fallait qu’elle finisse le boulot.
Elle devait payer sa dette au parc. Rétablir une forme d’équilibre.
Elle avait mis des années, à comprendre qu’il y avait deux façons pour les humains de chasser, et qu’elle avait passé trop de temps à pratiquer la mauvaise. Trop de temps à comprendre en quoi consistaient ses droits et ses devoirs en tant qu’humaine vivant et tuant au sein d’un milieu naturel. À découvrir et articuler ce qu’était véritablement l’antispécisme, pas en théorie, mais sur le terrain. Contrairement à ce que les vegans pensaient, il n’avait rien à voir avec l’éthique et le pacifisme.
Le vrai antispécisme est d’une violence formidable. Toute vie est précieuse pour qui risque de la perdre, mais la vérité, c’est que, dans la nature, aucune vie n’est indispensable.
Ses yeux s’habituaient à l’obscurité, et son corps à la douleur.
Elle reconnut le paysage. Cet arbre ici, cette pente là. Elle était bientôt arrivée. Elle sentait qu’elle avait le temps, pour effacer ses traces, en dessiner d’autres, les emmener exactement là où elle les voulait.
À l’endroit où viendrait cette chose que l’on attendait en silence dans l’obscurité.
Tout bien réfléchi, il y avait sans doute plein de trucs dans sa vie qu’elle aurait mieux fait de faire différemment, mais au point où elle en était, autant ne pas avoir de regret et assumer ses erreurs.
Elle était seulement désolée de ne pas avoir répondu à une seule de ses foutues adorables lettres.
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WildFlower
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Mira Perry
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Gottesmann Pascal
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