Fyctia
Celle qui tient la glace 7
Angad était à Ny-Ålesund depuis bientôt deux jours, mais il n’avait pas encore pu sortir du camp pour se frotter au vaste extérieur — et enfin voir des ours. Il prenait seulement ses marques, et attendait encore une partie de son matériel. Et surtout, on ne lui avait toujours pas attribué de binôme. Aucun chercheur ne pouvait quitter le campement sans être accompagné d’un chasseur pour sa propre protection, mais l’un d’entre eux s’était cassé la jambe, et Oak attendait son remplaçant.
Ce soir-là, elle réunit l’équipe, pour leur annoncer que leur employeur avait finalement refusé de financer un recrutement de plus, ce qui la contraignait désormais à se charger de faire du babysitting — selon ses propres termes — en plus d’assurer son travail de régulation.
Elle avait réorganisé les équipes et rajouté des heures supplémentaires à ses trois collègues suédois, peu ravis de la nouvelle. Quant à elle, elle accompagnerait le Nouveau.
Sven, rigolard, avait envoyé un coup de coude dans les côtes d’un Angad surpris et intimidé.
« Et ben t’en as, de la chance, t’es en binôme avec une ourse mal léchée, tu dois être ravi. »
Il avait grimacé un sourire gêné, plus par automatisme que par envie.
Directement après la réunion, Oak l’avait pris à part pour faire le point. Elle lui annonça qu’ils démarrerait leur collaboration dès le lendemain matin. Angad eut du mal à réprimer sa joie.
« Tu as eu ta formation pour les armes à feu ?
- Non, je veux dire, pas pour venir ici spécifiquement. Mais je sais utiliser une arme, j’ai fait mon service militaire, et j’ai un fusil à seringues hypodermiques dans mon matériel. Les ours, il va falloir que je les endorme, pour poser les balises.
- T’as déjà fait ça ? Tirer sur une bestiole pour l’endormir ?
- Non, pas du tout, avoua-t-il. Je n’ai pas eu le temps pour m’entrainer chez moi, on a eu trop peu de préparation, c’était compliqué. Ma directrice de recherche est une spécialiste des ours, elle elle sait parfaitement le faire, elle devait me former une fois ici. »
Il se sentait penaud, il réalisait son manque abyssal de crédibilité, encore plus face à cette femme si expérimentée.
« Je suis vraiment désolé, c’est ma toute première mission de terrain. Je me rends bien compte que je ne suis pas assez compétent. Le problème de visa est vraiment tombé sur la mauvaise personne. »
Mais Oak haussa les épaules.
« Te stresse pas. On s’en occupera demain, une fois sur le terrain.
- Vous voulez dire, que vous voulez bien m’apprendre ?
- Ouais, répondit-elle simplement.
- Merci. Merci beaucoup. Je vous promets, j’apprends vite. Je vais pas être un boulet trop longtemps.
- Stresse pas comme ça, Angad. Si tu sais déjà te servir d’un fusil, passer aux seringues, c’est juste une formalité. Par contre, le truc de poser des balises sur les bestioles, ça je sais pas faire.
- Moi je sais. Le versant technique, c’est vraiment mon domaine.
- Et ben tu vois. On va former une super équipe. »
Elle avait dit ça en lui envoyant une belle tape dans le dos. Ému et soulagé, Angad avait enfin osé sourire.
« Par contre, ajouta-t-elle. Un truc.
- Oui ?
- Détends-toi un peu.
- Pardon. C’est dur de pas être stressé quand…
- Quand on ne se sent pas à sa place, finit-elle.
- Oui.
- Alors laisse-moi te dire quelque chose. Tu n’es pas à ta place ici, je te le confirme. Et tu veux savoir ? Les Suédois non plus. Ni les Norvégiens. Ni moi. Personne n’est à sa place, ici. C’est le putain de Svalbard. Aucun humain n’est censé vivre ici. C’est nous qui sommes en surpopulation, sur cette île, pas les ours. Eux, ils sont à leur place. On est chez eux.
- Vous avez raison. Merci.
- Oublie jamais ça.
- Merci. »
Rendu hypersensible par la fatigue et le manque de sommeil — il était si excité qu’il n’avait quasiment pas réussi à fermer l’œil, Angad avait pleuré devant la beauté du paysage qui s’était offert à lui, une fois passée la crête bordant Ny-Ålesund. Oak l’avait regardé s’essuyer la figure et se moucher sans rien dire, son propre visage dépourvu de la moindre trace de moquerie.
Elle lui avouerait, plus tard, que c’était à cet instant qu’elle avait commencé à le trouver véritablement attachant. En réalisant son humilité face à la nature, et la sincérité touchante de ses émotions face à sa magnificence.
Ce même jour, elle lui confia son propre fusil, lui demandant de viser une marque sur un rocher, pour estimer son aptitude au tir. Et elle fut stupéfaite de le voir mettre dans le mille.
« Pourquoi tu m’as pas dit que tu étais un si bon tireur ?
- Vous êtes chasseuse. Combien d’hommes se sont vantés devant vous d’être meilleurs tireurs qu’ils ne l’étaient en réalité, juste pour faire les malins devant une femme ?
- Beaucoup trop, confirma-t-elle.
- Alors voilà. Je préfère la démonstration à l’exagération. Et puis, je tire pas si bien que ça. Je tire forcément moins bien que vous. »
À nouveau, elle avait son expression légèrement amusée.
« Ah bon ? Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Tu m’as même pas vue tirer.
- Être bon tireur, ce n’est pas qu’une question de savoir bien viser, affirma Angad. Ce n’est pas la balle, c’est aussi tout ce qui est autour de la balle. Je ne sais pas comment c’est là d’où vous venez, mais chez moi la chasse est un milieu extrêmement misogyne. Je crois — je ne dis pas que je l’approuve, juste que les choses sont comme ça — que si un homme était capable de faire votre boulot, il serait à votre place en ce moment. Si vous êtes là, c’est donc qu’il n’y en a pas de meilleure que vous.
- Tout ce qui est autour de la balle, répéta-t-elle un peu rêveusement. Je t’aime bien, toi. »
Elle lui mit une nouvelle tape amicale sur l’épaule.
« Allez, allons trouver ton premier ours… et tout ce qui est autour de l’ours. »
Le blizzard sibérien était tombé d’un coup. Le ciel restait bouché de nuages, totalement opaque.
Angad aperçut des formes sombres qui se détachaient sur la blancheur de la neige, mais il releva ses lunettes thermiques. Les silhouettes ne dégageaient aucune chaleur.
Quatre motoneiges, dont une renversée. Le cadavre criblé de balles d’un bœuf musqué, au centre d’un chaos de traces de sabots. Quatre hommes morts.
Alors qu’Angad passait à côté de l’un d’entre eux, son blouson remua soudain. Quelque chose se secoua sous la parka matelassée, et un fuseau blanc en jaillit alors. Le renard polaire, dérangé dans son repas à l’abri, son museau obscurci de sang, lui jeta un regard qu’il aurait juré réprobateur.
Tout était froid. Les moteurs, les cadavres, le sang.
L’estomac d’Angad.
Le sang, la neige en était salie, derrière le bœuf, là d’où Oak avait tiré — là où ils l’avaient blessée.
Les traces de skis avaient formé deux lignes parallèles dans sa fuite. L’une d’elle était mêlée à une épaisse trainée de sang. Les larges rubans des deux skidoos restants la suivaient, en direction de la limite du parc, là où la steppe laissait place à la toundra forestière.
Le renard revint après le passage de l’homme, pour terminer son repas.
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