Eponyme Solastalgia Celle qui tient la glace 6

Celle qui tient la glace 6

Quelque chose réveilla Oak, et elle mit plusieurs secondes à réaliser que c’était le silence.

Le vent de blizzard était tombé d’un coup, et la neige avait cessé. Les nuages s’écartèrent paresseusement, pour laisser place à une nuit fantastiquement étoilée, éblouissante par sa clarté.


Contre elle, Aanaq dormait encore.

Oak se sentait mieux. Reposée. Le migraine avait desserré son emprise sur son front. Elle ne savait pas combien de temps elle avait dormi, sa montre était foutue suite à l’explosion. Sans doute plusieurs heures. L’aube crépusculaire ne pointait pas encore, on était donc — temporellement parlant— soit la nuit, soit le début de la matinée.


Le troupeau s’anima progressivement. Les petits se décollaient de l’abri des adultes, ces derniers s’ébrouaient de la neige qui les avait recouvert comme des collines vivantes. La matriarche finit par se relever à son tour. Le groupe allait bouger, devina la chasseuse. Elle se remit debout sur ses skis, fit jouer ses membres engourdis. Elle avait de l’eau et des barres protéinées dans son sac à dos, elle en profita pour boire et manger.


Sagement, elle imita Aanaq lorsque celle-ci s’ébranla, et suivit le troupeau à travers la steppe, calant son rythme sur le sien. Les jeunes, qui réalisaient à retardement sa présence, vinrent la flairer et la pousser du front, curieux et excités. Oak les gratta gentiment, mais resta soigneusement contre la vieille femelle, à l’abri de sa masse imposante, s’assurant de ne pas se trahir par ses traces.


Le ciel finit par pâlir, pour quelques rares heures de crépuscule polaire, il était donc près de 9h. Peut-être que Levan avait commencé à s’inquiéter de son absence de réponse — ils s’appelaient chaque matin et chaque soir. Peut-être même qu’il allait lui envoyer une équipe de secours. Mais lorsqu’elle arriverait, ce serait pour trouver des cadavres. Elle attendait de repérer ses poursuivants la première. Peu importe le temps que ça lui prendrait, elle saurait être patiente.


Elle n’eut pas besoin d’attendre longtemps.


Elle perçut d’abord le vrombissement du drone, avant d’entendre celui des moteurs des motoneiges.

Le troupeau se figea, sur ses gardes. Les omingmait ne craignaient pas les humains, mais le bruit des machines, inconnu, leur inspira une méfiance immédiate. Lorsqu’ils virent les motoneiges apparaitre au loin, les animaux s’ébranlèrent tous en même temps, dans une attitude faussement chaotique. Oak comprit immédiatement ce qu’ils faisaient : ils formaient un cercle protecteur, dont les jeunes étaient le centre. C’était la tactique des bœufs musqués pour faire face aux prédateurs, que les adultes les plus robustes et dominants chargeaient ensuite depuis la ligne de défense.


Oak se retrouva soudain derrière un mur compact de laine et de cornes.

Aanaq l’avait poussée derrière elle. Elle était à l’intérieur du cercle, réalisa-t-elle avec émotion. Avec les petits.


Ce n’était pas illogique, comprit-elle alors. Elle était plus proche des jeunes par sa taille, et lors de ses visites du troupeau, elle fréquentaient davantage les femelles que les mâles — plus dangereux et imprévisibles —, et, lorsqu’elle avait pu mettre les mères suffisamment en confiance pour approcher leurs petits, elle en avait profité pour jouer avec, les jeunes étant les plus curieux et vifs, les plus amusants à apprivoiser, et elle s’était même pris quelques coups de front comiquement brutaux, à force de s’amuser à mimer des charges avec eux. Les omingmait avaient dû la considérer comme une sorte de petite elle aussi, mais, encore plus émouvant, comme faisant partie du troupeau.


Elle roula par terre, se cachant directement entre les pattes d’un jeune, disparaissant à moitié dessous. Sa silhouette n’était pas visible d’en haut, blanche sur la neige dans sa tenue de camouflage, mais sa chaleur, si. Elle équipa son fusil de son silencieux.

Le vrombissement du drone se rapprochait. Elle attendit de longues secondes, devinant la trajectoire de l’appareil au bruit qu’il faisait. Il finit par faire un cercle au dessus du troupeau.

Jaillissant soudain de sa cachette, Oak épaula son arme, visa, fit feu. Le drone explosa en plein ciel, à plus de 15 mètres de distance. Un tir parfait.


La motoneige en tête de colonne était encore à une cinquantaine de mètres. La chasseuse arma le fusil Mosin-Nagant à nouveau, et plaça le canon directement sur le dos d’Aanaq, pour gagner en stabilité.

La balle emporta le visage du conducteur, l’arrachant à son siège, le faisant tomber en arrière. La motoneige continua sa course seule, tandis que les autres s’arrêtèrent, les mercenaires se protégeant derrière. Mais un tir en atteignit un deuxième en pleine tête avant qu’il ait eu le temps de se mettre à l’abri.


Il en restait quatre, calcula Oak. Ils ne l’avaient probablement pas encore repérée — ils s’attendaient à la trouver dans la plaine, pas au milieu des animaux.

Les omingmait, eux, étaient de plus en plus nerveux. La chasseuse sentait la tension grimper en flèche. Les adultes resserraient les rangs, grattaient le sol. La motoneige orpheline de son cavalier ne s’arrêtait pas, et venait droit sur eux, exactement comme une bête menaçante. Le rugissement de moteur de cet attaquant inconnu les rendait furieux de peur.


Soudain, le mâle dominant du groupe, n’y tenant plus face à la provocation insupportable de l’adversaire, jaillit de la ligne de défense, fonçant au galop. 500kg de bœuf musqué lancés à plus de 50km/h vinrent percuter la motoneige de plein fouet, corne contre capot.


Le choc souleva une gerbe de neige comme une vague d’écume, et un fracas terrible déchira l’air figé de froid. Le véhicule, stoppé net, retourné sous la force de l’impact, fit des tours pitoyables sur lui-même, son moteur crachotant, avant de s’arrêter.

Le grand omingmak, un peu sonné, le front en sang et le museau écorché, mais victorieux, fit demi-tour et revint fièrement reprendre sa ligne de défense, soufflant et raclant le sol, ivre de bravoure et d’adrénaline.


Une balle de gros calibre lui perfora le ventre.


Fou de douleur, il rua et trébucha dans un long meuglement. La panique saisit le reste du troupeau. En un instant, Oak se retrouva au milieu d’une tempête de sabots, de dos massifs, de cornes menaçantes, brinquebalée, heurtée par les bêtes dans leur fuite, manquant trébucher à cause de ses skis.

En face, les tueurs continuaient de tirer sur le mâle, qui finit par s’effondrer, définitivement immobile.


À ce moment-là, la rage de la chasseuse emporta tout de son idée d’utiliser les bêtes comme camouflage pour maximiser ses chances de survie.

On venait d’attaquer son troupeau.


Le mâle dominant était mort. Sa remplaçante se mit à l’affût derrière son cadavre.

Elle rugit à pleine gorge contre ses ennemis.

La tête à nouveau brûlante de migraine, ses gestes rendus mécaniques de colère et de détermination, elle enchaina les tirs.


Ça faisait longtemps qu’Oak n’était plus une défenseuse des animaux.

Elle était un animal qui défendait les siens.





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42 commentaires

WildFlower

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Il y a 2 ans

Le passage où elle se rend compte qu'elle a été acceptée comme l'une des leurs dans le troupeau est émouvant ! L'action qui se déroule est prenante, c'est toujours aussi bien écrit !

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Oh mais cette fin, cette fin !!! Je l'aime cette femme ! Je te remercie de ne pas être rentrée dans les détails de la boucherie, c'était déjà bien éprouvant. Je ne parle pas de Oak qui explose des têtes, ça c'est trop cool 😆. Mais je comprends que cet événement est sûrement l'élément déclencheur. Qui fait ressortir son instinct animal, déjà bien présent. J'aime beaucoup la façon dont tu la plonge en immersion dans ce troupeau et en l'occurrence, j'y étais aussi. Maintenant je vais vite continuer tout ça et me faire un malin plaisir de la voir les exterminer les uns après les autres !... j'espère que ça va vraiment être le cas. J'ai une grande empathie pour les animaux, mais aucune pitié pour les humains cruels 👿

Eponyme

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Il y a 2 ans

Je pense que je suis un peu comme toi, je veux dire, dans la façon d'écrire la violence. Le sang, la mort, ça ne doit pas être gratuit, quand tu écris les meurtres de ton serial killer, tu écris des passages choquants, intenses, de la peur de la victime, des pensées cruelles et prédatrices du tueur, mais tu ne décris pas le meurtre en détails, tu ne te complais pas non plus dans une description du cadavre, parce que tu n'as pas besoin d'aller dans du gore pour rendre l'horreur de l'acte, et que tu ne veux pas faire du torture porn ni de scène où la violence (envers une femme en plus) pourrait avoir quelque chose de complaisant ou voyeuriste. Enfin, c'est l'impression que ça m'a donné, c'est peut-être de la surinterprétation ou plutôt un transfert, parce que c'est ma façon de l'écrire aussi. Oui, j'écris des scènes violentes, des humains et des animaux sont blessés et tués, mais je n'estime pas avoir besoin d'entrer dans les détails. Déjà, parce que je trouve ça plus percutant quand la phrase est brève, factuelle, plus brutal (dans le cas d'une balle dans la tête, percutant est bien le mot adéquat ^_^), mais surtout parce que le gore n'apporterait rien de plus au scénario, ne donnerait pas davantage d'info sur l'état d'esprit des personnages... pas besoin de décrire en détails l'animal en train de souffrir puis mourir, pour faire comprendre à quel point ça rend Oak furieuse. Pour moi, la violence, c'est comme le sexe : il faut en faire une scène détaillée seulement si ça apporte quelque chose au scénario. Merci encore pour tes super commentaires <3

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Je suis tout à fait d'accord avec toi

Lullolaby

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Il y a 2 ans

Jamais deux sans trois (⁠┛⁠◉⁠Д⁠◉⁠)⁠┛⁠彡⁠┻⁠━⁠┻

Eponyme

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Il y a 2 ans

Je débloque mes chapitres si vite que je me retrouve en retard pour jeter les tables, purée ! Je me jette moi-même ! (╯°Д°)╯︵ /(.□ . \)

Lullolaby

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Il y a 2 ans

XDDDD

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

La colère d'Oak promet d'être absolument terrible. Elle ne veut même pas protéger les bœufs musqués, elle se sent un membre du clan à part entière. La charge du mâle et sa mort sont très bien racontées, on s'y croirait.

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci, tu as parfaitement compris de là où elle pense, là où est son coeur. Ça me touche beaucoup.
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