Eponyme Solastalgia Celle qui tient la glace 5

Celle qui tient la glace 5

Les vêtements à camouflage optique et thermique ne pouvaient plus fonctionner par des températures aussi basses. Mais les lunettes à vision infrarouge, oui, et Angad parcourait des yeux le paysage, à la recherche de sources de chaleur, mais il n’avait vu pour l’instant que des animaux. Il avait croisé des troupeaux de grands herbivores, des rennes, des yaks, et même des chevaux sauvages. Il était impressionné par leur nombre, la steppe qu’il parcourait à skis paraissait vraiment aussi peuplée qu’elle l’avait été jadis, durant la dernière ère glaciaire. Il le savait déjà, il avait beaucoup lu au sujet de cet endroit, mais en être témoin, c’était autre chose.


Il comprenait maintenant pourquoi Oak se sentait aussi bien ici.

Elle avait toujours eu une âme ancienne, elle était naturellement taillée pour vivre dans ce paysage hors du temps.


La première fois qu’on lui avait parlé d’elle plus en détail, à son premier jour à Ny-Ålesund, il se souvenait qu’il avait été simultanément intimidé et intrigué. Comme lorsque l’on découvre un animal à la fois dangereux et fascinant par sa force, et qu’on reste à bonne distance de lui tout en ayant secrètement l’envie de s’approcher.


Il se trouvait en compagnie des deux chercheurs de l’équipe qui lui avaient inspiré le plus de sympathie immédiate. Louise, la plus jeune du groupe — elle avait dix-neuf ans — et la seule autre femme, était française et venait étudier les lichens. Akseli, un petit Norvégien au sourire charmeur et aux yeux pétillants d’intelligence, était, à seulement vingt-six ans, un spécialiste du pergélisol.

La jeune Parisienne les avaient invité à prendre le thé chez elle, pour faire davantage connaissance. Elle avait un rire très aigu, étonnant et comique, qui faisait rire à son tour. Angad avait l’impression qu’elle flirtait un peu avec lui, mais il avait peur de se tromper — c’était peut-être juste qu’elle avait un caractère sociable et chaleureux ?


« Je peux te poser une question indiscrète ? lui dit-elle.

- Vas-y.

- Je ne dis pas ça pour sous-entendre que tu n’es pas légitime à le faire, hein, mais… pourquoi tu étudies un animal qu’on ne trouve pas du tout dans ton pays ?

- Parce que les ours polaires sont trop cool ! répondit Angad joyeusement.

- Ah bon ? Moi je les trouve surtout flippants, désolée, avoua Louise avec humour. Il y en a vraiment partout ici, c’est dingue.

- Ah oui ?

- Oui, répondit Akseli, presque à chaque fois qu’on sort, on en croise au moins un, et souvent, il vient directement vers nous, et notre chasseur est forcé de l’abattre.

- Ça me stresse à chaque sortie, renchérit la Française. Sven m’a expliqué que c’est parce qu’ils ont pas du tout peur de nous, qu’ils sont aussi dangereux.

- Oui, admit Angad. Ce sont des apex prédateurs, ils n’ont aucun prédateur eux-mêmes. Ils nous considèrent comme des proies, en fait. 

- Maintenant, ils en ont une, de prédatrice, sur cette île.

- Tu parles de Oak ?

- Les autres chasseurs sont là pour nous protéger quand on travaille en extérieur, mais elle, c’est spécial. Elle accompagne aucun d’entre nous. Son boulot, c’est uniquement de tuer des ours. Elle fait que ça de la journée. Elle part le matin, elle rentre le soir, et c’est tout. Elle nous parle presque pas, elle en a rien à foutre de ce qu’on fait. Y a que chasser qui l’intéresse.

- Elle en tue combien par jour ?

- Elle veut pas nous le dire, répondit Akseli. Elle dit juste qu’elle en tue pas plus que le quota de régulation, mais pas moins. C’est une dingue de la chasse. Si elle a pas son fameux quota, elle est capable de rester dehors en pleine nuit. Et elle est toujours toute seule dehors.

- Comme tu la décris, ça a l’air d’être une sacrée dure à cuire, commenta Angad.

- Ouais, dis plutôt une autiste misanthrope, rétorqua Louise.

- Ah bon ? Elle est pas sympa ? demanda-t-il innocemment.

- Sympa ? Je sais même pas si elle sait ce que ça veut dire. Elle dit jamais bonjour, elle fait zéro effort de socialisation. Elle traine un peu avec les autres chasseurs, mais c’est tout. Je pense qu’elle nous méprise, en fait, les scientifiques. Qu’elle nous voit comme des intellos, des petits bourgeois privilégiés, qu’on paie pour des trucs qui servent à rien. Je suis sûre qu’elle peut déjà pas t’encadrer, pour le quiproquo de tout à l’heure.

- Oh non, mince. Je voulais surtout pas faire mauvaise impression. Tu crois qu’elle pense… que j’ai pas imaginé qu’elle était chasseuse parce qu’elle est une femme ?

- Ouais, carrément. Elle supporte pas le sexisme. C’est le style de nana qui veut être considérée comme un mec, tu vois le genre ?

- C’était pas sexiste, se défendit Angad. J’ai pensé qu’elle faisait partie des chercheurs, mais c’était pas parce que c’est une femme. C’est parce que… oh la la, c’est pas gentil ce que je vais dire, le répétez pas, tant pis je le dis : elle m’avait donné l’impression d’être plus intelligente que les trois autres. »


Louise et Akseli partagèrent son rire complice.


« Ah ouais, j’avoue, les Suédois, c’est pas des Prix Nobel, répondit la jeune fille. C’est vrai qu’Oak est un peu différente.

- Elle est plus qualifiée qu’eux, ça se voit, elle est en charge de plus de trucs, expliqua son camarade. Personne va le dire comme ça, surtout pas les trois bonshommes, mais c’est leur supérieure hiérarchique, d’une certaine façon. Et je dois dire que, ok, elle est très renfermée et pas très sympathique au premier abord, mais je suis content qu’elle soit là. Elle a la tête sur les épaules, elle est vraiment compétente. Avec elle, ça file droit et c’est pas rigolo, mais en contrepartie, ça tourne rond. Et c’est elle qui est là depuis le plus longtemps. Quasiment deux ans.

- Tout ça ? s’étonna Angad.

- Elle rentre que pendant l’hibernation, dit Louise, quand elle est au chômage technique. T’imagines ? Deux ans à faire rien d’autre que buter des ours ? Des fois je me demande ce qu’elle a dans le cerveau… mais en fait je crois que j’ai pas super envie de savoir. »


Lui, en revanche, se posait sincèrement la question.

Parce que, pour passer volontairement autant de temps quasi uniquement au contact des ours polaires, dans des conditions si rudes, il fallait soit les haïr des tréfonds de son âme… soit les aimer vraiment beaucoup.


Et Angad allait vite découvrir que c’était la seconde réponse.


Oak, en réalité, ne se considérait pas elle-même comme une chasseuse, mais comme une prédatrice.

Et, en tant que spécialiste des ours polaires, Angad était le mieux placé pour le savoir : les apex prédateurs étaient la clé de voûte de leur écosystème.










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24 commentaires

Lullolaby

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Il y a 2 ans

Deuxième tour de table (⁠┛⁠◉⁠Д⁠◉⁠)⁠┛⁠彡⁠┻⁠━⁠┻

Eponyme

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Il y a 2 ans

(┛❍ᴥ❍)┛彡┻━┻

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

On sent l'admiration et même la fascination d'Angad pour Oak. Il faut dire que la prédatrice n'est pas le type de personne qu'on rencontre tous les jours.

Eponyme

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Il y a 2 ans

Angad est un immense sociable et un grand curieux : il a la passion de l'autre, et il veut comprendre les gens, surtout ceux qui sont différents de lui.

Eponyme

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Il y a 2 ans

On l'a vu avec Avrora : vingt ans plus tard c'est une curiosité empathique qui ne l'a pas quitté.

Jay H.

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Il y a 2 ans

Quelle cadence d'écriture !!! Et aucune baisse de rythme dans tes récits ! Bravo :)

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci ! J'ai beaucoup écrit le mois dernier, donc j'ai pris plein d'avance, là je n'ai plus qu'à me concentrer sur mes lectures mes commentaires chez les autres (qui me permettent de débloquer mes chapitres plus vite), et faire vivre mon histoire :)

Imos

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Il y a 2 ans

Coup de pouce ^^ Passe une agréable journée !!

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci, pareillement !
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