Eponyme Solastalgia Celle qui tient la glace 4

Celle qui tient la glace 4

Oak n’avait besoin d’aucun GPS pour s’orienter. Elle connaissait son parc par cœur.

Mais elle se surprit à être épuisée après moins d’une heure de ski. Le vertige ne passait pas, et la nausée revenait avec la fatigue. Rien que rester dehors par moins quarante était un défi éprouvant pour le corps humain, les efforts que ce dernier devait fournir pour oxygéner le sang et respirer à cette température, étaient à peine pensables, et prenaient par surprise même des sportifs extrêmement entrainés. Beaucoup des alpinistes qui avaient trouvé la mort sur les pentes de l’Everest, n’étaient pas décédés d’hypothermie, mais en premier lieu d’épuisement.


Oak avait besoin d’aide. Mais aucune ne viendrait, elle le savait déjà. Elle n’avait pas pu envoyer de message de détresse à Levan, et le temps qu’il réalise que la communication était coupée et comprenne que ça n’avait rien d’une panne accidentelle, il serait déjà trop tard pour envoyer une équipe de secours depuis Tcherski, sans même parler de trouver des gens suffisamment fiables et qualifiés pour une telle mission.


La chasseuse ne pouvait compter que sur ses propres ressources. Ce qui ne voulait pas pour autant signifier qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même. Elle savait où trouver des alliés inattendus même en plein blizzard.


Elle ne tarda pas trop à les dénicher, leurs masses sombres se détachant en relief sur la plaine monotone. Le troupeau de bœufs musqués formait un cercle resserré, statique, les adultes raclant la couche neigeuse de leurs sabots puissants pour accéder à l’herbe. Même la tempête de neige ne les incommodait pas, leur espèce était si ancienne qu’elle avait connu la dernière ère glaciaire.


Les bœufs musqués étaient parmi ses résidents favoris du parc. Ils lui rappelaient de bons souvenirs.


La première fois qu’elle avait quitté sa région natale pour aller apprendre à chasser ailleurs et autrement, elle était monté tout au Nord du Québec, au Nunavut. Là-haut, sur l’île d’Ellesmere, elle avait passé un an complet à Aujuittuq, village dont le nom signifiait « lieu qui ne dégèle jamais » en inuktitut. À Aujuittuq la bien nommée, elle avait appris ce que signifiait l’hiver polaire, et partagé le quotidien des talentueux chasseurs inuit. Elle y avait découvert le narval, le beluga, le morse, le phoque, l’ours polaire… et le bœuf musqué. Les Inuit les élevaient, pour leur viande et leur fourrure — le qiviut, ce sous-poil d’hiver que les animaux perdaient au printemps, était l’une des laines les plus chaudes et résistantes du monde. Oak avait eu un faible pour ces paisibles colosses, qu’elle appelait de leur nom inuktitut, omingmak, « animal dont la fourrure est comme une barbe ». Elle avait été agréablement surprise d’en voir dans le parc du pléistocène, parmi les espèces que Zimov avait réintroduites. C’était comme retrouver de vieux copains.


Les omingmait avaient ici une vie particulièrement peu stressante. Ils n’avaient aucun prédateur. Il n’y avait pas de loups dans le parc, et les tigres avaient suffisamment d’autres proies plus faciles à tuer pour avoir l’idée idiote de se frotter à des animaux capables de charger à soixante kilomètres heure avec une force de frappe de plus de neuf cents kilos, concentrée dans un front cornu dur comme de la roche.

Quant à Oak, elle n’en chassait pas. Elle aimait beaucoup le goût fort et subtil de la chair d’omingmak, mais c’était beaucoup trop de viande pour elle en une seule fois, et trop de travail de dépeçage à faire seule.


En revanche, c’était leur laine qu’elle avait récoltée deux printemps de suite, suivant les troupeaux des journées entières, imitant l’exemple des bergers inuit. Les quelques animaux réintroduis à l’époque par Zimov étaient totalement domestiqués, et leurs descendants n’étaient encore qu’incomplètement revenus à l’état sauvage. Ils n’avaient absolument pas peur d’elle. Au début, elle se contentait de ramasser les larges touffes de poils tombées dans l’herbe, comme on fait la cueillette des châtaignes sauvages, mais, progressivement, les animaux étaient devenus si détendus en sa présence, et même curieux, s’approchant spontanément, qu’elle avait fini par venir leur soustraire le qiviut à même le dos, sans qu’ils y trouvent rien à redire.


En période de rut, l’été, les mâles régentaient la harde. L’hiver, en période de lactation, c’étaient les femelles qui commandaient. La chasseuse trouva facilement la dominante du groupe, reconnaissable à l’une de ses cornes tordue d’une façon unique. Oak l’appelait Aanaq, Grand-mère.

Elle avait une mémoire absolument catastrophique pour retenir les noms et les visages des gens, mais phénoménale dès qu’il s’agissait de reconnaître des animaux.

Elle était très loin d’identifier chaque habitant du parc, mais les omingmait, c’était facile, il n’y avait que deux troupeaux, et leur système social et hiérarchique faisait qu’il était assez simple de mémoriser les individus et leur place dans le groupe.


Aanaq releva la tête et la regarda venir avec ce qui semblait être une curiosité polie. Oak évita prudemment de venir trop près des veaux les plus jeunes, que les adultes étaient capables de défendre avec une rage surprenante, mais la vieille omingmak n’avait pas de petit cette année, et se laissa approcher sans problème, ayant immédiatement reconnue sa silhouette humaine familière. Oak la salua et l’amadoua avec les claquements de langue et les sifflements auxquels elle avait habitué les bêtes, semblables à ceux qu’utilisaient les Inuit d’Ellesmere.


Aanaq la laissa se presser contre elle, à l’abri du vent, et reprit son broutage appliqué. Repue, la vieille femelle finit par replier ses pattes sous elle, s’installant pour une sieste digestive. Oak se roula en boule contre son flanc, enfouissant sa figure et ses mains loin sous sa toison mousseuse et odorante. Fermant les yeux, elle se laissa glisser dans un repos et un réconfort bienfaisants en l’écoutant respirer.


Elle comptait rester avec le troupeau dans un premier temps. Au moins jusqu’à ce que les effets de la déflagration silencieuse diminuent. Elle ne savait pas si ses poursuivants allaient oser la traquer dans le blizzard. S’ils le faisaient, ils compteraient certainement sur la détection thermique. Tant qu’elle resterait ainsi contre Aanaq, sa chaleur serait masquée. Si le troupeau bougeait, elle le suivrait, les larges sabots couvrant ses propres traces, leurs masses laineuses la protégeant du vent et du froid.


Est-ce que ces connards réalisaient seulement pour quelle genre de merde infernale ils venaient de signer ? Le parc faisait quatorze mille hectares. Elle était capable d’y survivre toute seule des jours durant, même en pleine tempête.

Mais elle n’avait pas l’intention d’attendre tout ce temps à ne rien faire d’autre que décompter les orteils qu’elle allait immanquablement perdre avec cette tactique.

Si elle se camouflait, ce n’était que pour mieux attaquer. Elle était une prédatrice, pas une proie.


Le gibier, ici, c’était eux.


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27 commentaires

WildFlower

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Il y a 2 ans

Les chasseurs chassés ^^ la suite s'annonce intéressante !

Lullolaby

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Il y a 2 ans

Table du jour, bonjour (⁠┛⁠◉⁠Д⁠◉⁠)⁠┛⁠彡⁠┻⁠━⁠┻

Eponyme

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Il y a 2 ans

(ノಥ,_」ಥ)ノ彡┻━┻

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

La relation entre Oak et les bœufs musqués est magnifique. Il est clair qu'elle préfère les animaux aux humains.

Eponyme

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Il y a 2 ans

<3 Merci ! Je veux commencer à montrer ses côtés plus doux avec les animaux, car elle n'aime pas que les chasser, elle aime aussi les observer, passer du temps avec. Elle se sent vraiment plus proche des animaux que des humains, elle comprend tout simplement mieux les animaux. Pour écrire Oak, je me suis inspirée d'une femme connue qui s'appelle Temple Grandin.
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