Fyctia
Émotivité de l’échec 9
À une demie-heure du moment prévu pour l’atterrissage, le minuteur qu’Angad avait programmé sur sa montre se déclencha, sous forme de sonnerie lumineuse plutôt qu’auditive. C’était qu’il ne voulait pas réveiller Avrora en sursaut.
Elle était toujours dans ses bras. Et venait d’y passer plus de cinq heures d’affilée. Elle s’y était apparemment trouvée si bien qu’elle s’était endormie après les dix premières minutes, et n’avait ensuite rien fait de plus que bouger un peu à tâtons dans son sommeil pour chercher une position allongée plus commode pour ses jambes. Du reste, Angad lui avait à l’évidence été confortable — il avait fait en sorte de ne pas la décevoir.
Il avait vraiment eu l’impression de tenir une enfant contre lui. Elle avait dormi avec ses poings fermés ramenés près de son visage, la bouche entrouverte, sa respiration se manifestant par des petites bouffées de souffle discrètes et tièdes dans son cou.
Il la réveilla en l’appelant doucement. Avrora émergea de son sommeil, d’abord désorientée, ensuite surprise.
« Oh non, je me suis endormie ?
- Pas de souci. C’est que vous en aviez besoin », dit-il en remettant ses lunettes.
Elle était visiblement stupéfaite qu’il l’ait gardée contre lui tout ce temps sans bouger.
Il s’était simplement déplacé un peu, pour se caler contre le rebord de la banquette, et avait récupéré sa veste, qu’il portait en arrivant, pour lui couvrir les jambes.
« Vous avez dormi, vous aussi ?
- Un peu somnolé », mentit-il.
Elle se releva, et Angad devait avouer qu’il n’était pas mécontent de pouvoir se remettre debout et bouger.
Il s’étira en levant les bras et en les faisant jouer dans diverses positions. Les deux. Il avait tellement intégré l’idée que le droit faisait partie de son corps qu’il l’étirait comme le gauche, par mimétisme.
Il avait mal au dos d’être resté si longtemps dans la même position, mais il aurait bien l’occasion de repositionner sa colonne et de dérouiller ses vertèbres en marchant ce jour-là. Il n’avait pas voulu perturber sa touchante dormeuse accidentelle pour une raison aussi négligeable que son propre confort. C’était bien vrai qu’il avait un cœur d’artichaut.
Avrora remit de l'ordre dans sa tenue et se recoiffa avec les doigts, replaçant ses boucles, faisant à Angad l'effet d'un oisillon qui se gonflait et se secouait les plumes. Ses cheveux lui avaient effectivement évoqué du duvet.
Mais elle était en train de retrouver son professionnalisme à toute vitesse, ainsi qu’un peu d’embarras concomitant à son relâchement vis à vis de celui-ci.
« S’il vous plait, ne le dites pas à mon patron.
- Bien sûr que non. »
Il réalisa avec un peu d’humour noir qu’il aurait pu lui demander n’importe quelle pratique sexuelle sans que la crédibilité professionnelle d’Avrora n’en pâtisse, mais un câlin authentique entre eux était quelque chose de si intime que ça devait rester secret.
Elle avait remis son oreillette.
« Bienvenue à Tcherski, Monsieur », lui dit-elle avec son sourire d’hôtesse de l’air. « Nous sommes en pleine période de nuit polaire, le soleil ne se lève plus du tout, informa-t-elle. Il y a seulement le crépuscule polaire, c’est à dire une faible lumière durant quatre heures, mais vous l’avez ratée. C’est quatorze heures de nuit noire, maintenant.
- Je sais.
- Il fait actuellement moins quarante degrés, avec un vent de blizzard. La température ressentie est encore en-dessous. J’espère que vous avez de quoi vous habiller en conséquence.
- J’ai ce qu’il faut.
- Votre bras va supporter un froid pareil ? Les appareils électroniques ont parfois tendance à se détraquer par ce genre de température.
- Je ne sais pas, avoua-t-il. J’espère. Il est censé avoir été testé pour fonctionner par tous les temps, mais c’est la première fois où je vais lui faire subir du moins quarante.
- Couvrez-vous bien… Angad. »
Son sourire était complice, cette fois, et attendri. Le sien en retour le fut aussi. Il y avait d’un côté Monsieur, de l’autre Angad, comme il y avait Irina au travail, et Avrora dans ses rares moments de relâche.
Tandis qu’elle préparait l’atterrissage, il alla se changer dans la trop luxueuse salle d'eau de l'avion.
Il avait prévu que ça lui ferait un choc de remettre sa tenue polaire. Il ne fut pas déçu. La dernière fois qu’il l’avait portée intégralement, c’était il y avait plus de quinze ans. Il avait ses deux bras pour étreindre celle dont il venait de tomber amoureux. Il l’était toujours, bien sûr, mais c’était différent.
Il se souvenait encore parfaitement de ce rituel d’habillement compliqué en trois couches. Il avait la sensation en s'équipant d'être en train de revenir sur ses pas là où quelque chose avait commencé, tel un serpent à la recherche de sa propre queue à mordre. Mais il ne savait pas s'il s'agissait de retrouvailles ou d'adieux. Il mit de côté son masque de ski et sa veste imperméable coupe-vent pour plus tard, quand il serait véritablement à l’extérieur.
Il aurait aimé pouvoir bénéficier d’un temps de réadaptation à ce climat extrême, mais il n’en était bien sûr pas question. Il croisait les doigts pour que ses anciennes habitudes polaires lui reviennent vite.
La Kolyma en décembre ne serait pas pire que le Svalbard entre novembre et janvier. Là-bas, il n’y avait même pas de crépuscule, seulement une longue obscurité.
Lorsque l’avion atterrit, Angad avait déjà récupéré ses bagages, et était aussi prêt qu’il pouvait l’être. C’est à dire dramatiquement peu. Mais il ferait avec.
Ne pas être à la hauteur de ce qu’il devait affronter, et s’en sortir malgré tout, c’était un peu l’histoire de sa vie.
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