Fyctia
Émotivité de l’échec 8
« J’ai une autre question pour vous. Est-ce que vous appréciez ce travail ?
- Oui. J’aime vraiment parler avec les gens, et ça me fascine de jouer avec les mots et les registres d’expression pour modifier les rapports sociaux, ou même les créer de toutes pièces. Si je n’avais pas fait ce métier, j’aurais sans doute aimé être actrice, ou comédienne. Jouer des rôles me passionne. Je trouve passionnant de trouver le ton juste pour donner la réplique aux autres, comme nous l’avons fait au début, avec votre thé, votre gêne à me donner des ordres, votre gentillesse, quand je me suis adaptée à votre humour et me suis faite moins sophistiquée pour vous mettre davantage à l’aise. Seulement… »
Elle fit tourner les glaçons dans le fond de son verre.
« Des fois je regrette le côté artificiel de ma vie. Je veux dire, j’aimerais avoir plus souvent en face de moi des personnes avec qui je peux avoir une conversation naturelle et sincère.
- J’espère qu’on est en train d’en avoir une.
- J’espère aussi.
- Je pense que je ne saurais même pas comment faire pour avoir une fausse conversation, à vrai dire.
- Ça me change. Vous savez, je me sens pas du tout coupable d’être aussi fausse. Je veux dire, de mener des conversations totalement artificielles avec les hommes qui montent à bord de cet avion. Parce qu’eux aussi, ils sont totalement faux. Tout est calculé chez eux, tout est démonstration de pouvoir et art oratoire. Même quand ils baisent, ça n’a rien de naturel. C’est toujours leur personnage, qui interagit avec mon personnage. Il n’y a que quand ils sont ivres morts ou totalement camés qu’ils tombent un peu le masque, mais ce qu’ils montrent à ce moment-là, c’est juste le pire d’eux-mêmes, démultiplié par les effets chimiques, et ils se servent de moi comme d’un déversoir émotionnel. Ils se confient à moi comme ils vomissent. Vous n’imaginez pas l’ironie merveilleuse que représente votre présence ici à mes yeux. J’ai mis plus de temps que d’habitude à trouver le ton juste pour parler avec vous, Angad, parce que vous étiez naturel. »
Il n’y avait plus rien de souriant dans le visage d’Avrora. Comme les glaçons dans le whisky, elle s’était imbibée d’amertume, et se délitait, en toute discrétion. Angad, muet, troublé, avait abandonné sa tasse, et attendait la suite, suspendu à ses lèvres peintes. La jeune fille esquissa le geste de saisir la bouteille pour la troisième fois, mais se ravisa, et serra le poing, posé sur la table entre eux, à côté de son autre main crispée autour de son verre.
« On est en décembre. Depuis le début de l’année, j’ai volé durant mille trois cents heures, et j’en ai passé plus de six cents à converser avec soixante-sept hommes et femmes différents, mais je n’ai pas parlé une seule minute à une vraie personne. J’ai couché à plus de cent reprises avec quarante-deux d’entre eux, dont cinq femmes, mais pas une fois quelqu’un ne m’a prise dans ses bras. »
Il saisit doucement le haut du verre à whisky dans sa main droite, et le retira de la main de la jeune fille. De la gauche, il encouragea son poing à se desserrer. Elle se laissa faire, sans un mot. Une fois qu’il eut libérées les deux mains d’Avrora, le bout de ses doigts tenu dans les siens, Angad chercha son regard, et lorsqu’il l’eut trouvé, lui dit :
« On peut encore rattraper ça. »
C’était tout ce qu’elle avait besoin d’entendre.
Sans forcer, sans tirer, il la laissa venir à lui, ouvrant simplement les bras, et la seconde suivante, il les refermait sur ses épaules pâles et blondes. Avrora était encore plus petite à étreindre qu’à regarder. Elle ne pesait rien du tout, c’était comme tenir un oiseau, en faisant attention à ne pas trop le serrer.
Elle s’était laissée aller contre lui, posée toute entière dans ses bras, mais il devina qu’elle ne savait pas trop où mettre ses jambes. Par réflexe, il passa son bras sous ses cuisses, et la souleva à demi pour la décaler de côté et installer ses pieds sur la banquette. Il réalisa seulement en le faisant ce que ce geste avait d’infantilisant. Trop l’habitude de dorloter les enfants de sa cousine. Les adultes, on ne les manipulait pas comme des paquets.
« Pardon », souffla-t-il.
Mais elle s’en fichait totalement. Elle s’était blottie contre lui, fébrilement, avidement, enfouissant son visage dans le repli de sa clavicule. Il l’entendait respirer, fort, par à coups, et devinait les pleurs qui bourgeonnaient dans sa gorge.
Cette fille qui était dressée à devenir l’être le plus sociable possible, crevait de manque de contact humain.
Une hôtesse d’accueil que personne n’accueillait. Une femme qui offrait son hospitalité à tout le monde mais qui n’était jamais l’invitée de quiconque. Une dame de compagnie dans la plus haute des solitudes, à douze mille mètres au dessus de ses semblables.
« Est-ce que vous êtes en train de vous demander si je vous ai manipulé pour obtenir ça ? murmura-t-elle d’une voix déjà étouffée par les sanglots.
- Non.
- Est-ce que vous vous dites que j’ai fait en sorte de me montrer vulnérable pour vous donner envie de me réconforter ?
- Non.
- Vous vous dites pas que si ça se trouve je fais le coup à plein de types ?
- Non, répéta-t-il patiemment. Je m’en fiche. J’aime prendre les gens dans mes bras. »
Avrora fondit tout à fait en pleurs, qu'Angad se chargea d'éponger dans son épaule, pressant posément la jeune fille contre lui, comme pour essorer le chagrin hors d'elle.
Les fausses conversations, il ne savait pas faire. Mais le soutien émotionnel, il était naturellement doué pour.
Quinze années de guerre, de bombardements, d’attentats, de deuils, de traumatismes, ça en faisait, des occasions de serrer les gens contre soi.
« Je suis là. Je suis vraiment là. Ici, avec vous. Vraiment vous. »
Elle fit oui de la tête en sanglotant.
Angad ramena sa main organique contre sa tête, et imprima un léger mouvement de caresse du bout des doigts sur son cuir chevelu, entre ses boucles.
Il la sentit exhaler un vaste soupir d'aise.
« Vous voulez rester comme ça un moment ? »
Oui.
« Vous voulez me parler de quelque chose ?
- Surtout pas. »
Ce furent six heures d’un merveilleux et tendre silence.
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WildFlower
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Arca Lewis
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Inès k
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