Eponyme Solastalgia Émotivité de l’échec 7

Émotivité de l’échec 7

« Je trouve vos capacités fantastiques, avoua Angad à son interlocutrice. Je commence à véritablement regretter de ne pas avoir les moyens de vous embaucher — pour vos compétences sociales uniquement, bien sûr.

- Ça, c’est gentil, minauda-t-elle.

- Vous n’avez pas peur d’être mise au chômage par Babel ? osa-t-il lui demander. Se divertir au contact d’autres êtres humains, c’est devenu un peu ringard, non ? »


Son ton avait été volontairement ironique, pour marquer clairement sa désapprobation. Lui aimait le contact avec ses semblables, mais c’était loin d’être le cas de tout le monde. Babel avait développé son algorithme de conversation à un niveau si perfectionné que beaucoup de gens préféraient parler avec iel, au point même de se désocialiser.


Avec Babel, on ne se sentait jamais jugé, ni rejeté, iel était toujours disponible, avait toujours le juste mot de consolation ou d’encouragement pour vous. Babel apprenait aux enfants à parler, décrivait le monde en temps réel aux aveugles, sous-titrait ou signait toutes les voix et les sons pour les sourds, traduisait toutes les langues en simultané.

Le programme d’assistance vocale de Thanh Walt avait fait littéralement disparaitre des métiers de la face du monde : interprète, secrétaire, greffier… presque tous les professionnels dont le métier consistait à écouter avaient été supplantés. Même le travail du sexe avait connu une crise : l’aspect d’écoute, de psychologie et de roleplay à l’oral ne faisait pas le poids face au deep learning, Babel était capable de s’adapter à tous vos fantasmes et de vous susurrer à l’oreille les scénarios les plus érotiques, tout en générant à l’écran des vidéos pornos crées sur mesure pour vous. Les médecins et les psys commençaient à être mis à leur tour sur le banc de touche, Babel était dorénavant en mesure de faire des meilleurs diagnostics et, dans le domaine de la santé mentale, d’obtenir des résultats équivalents sinon meilleurs.


A dire la vérité, depuis qu’il avait assisté, raide de déconvenue et d’anxiété, à un cours universitaire impeccable intégralement généré par l’IA star, Angad craignait le pire pour le futur de sa propre profession. Même ses blagues pourries de prof, Babel était capable de les faire à sa place, autant dire qu’il était foutu d’avance.

The Power of the Voice, ce slogan n’avait jamais été aussi menaçant et prémonitoire que ces deux dernières décennies C’était une ère de la parole, et plus du corps.

Mais ce qui posait le plus problème à Angad, ce qui faisait qu’il évitait au maximum d’interagir avec Babel et tous les autres produits de l’empire Globalife, et qu’il les bannissait autant qu’il pouvait de son environnement personnel et professionnel… ce n’était pas le fait que Babel parlait bien.

C’était le fait qu’iel écoutait.


Parce que Thanh Walt n’était pas devenu l’homme le plus puissant du monde grâce à son sens de l’éthique.


Et c’était pour ça qu’Angad s’était assuré de déconnecter l’assistant.e vocal du salon à peine Avrora en était-elle sortie. Mais en réalité, il n’était même pas certain qu’on pouvait réellement éteindre Babel. Officiellement, oui, mais il n’y croyait qu’à moitié. Il n’avait aucune confiance en ces trucs. Il n’était pas question pour lui de dire un seul mot à propos de sa mission à l’intérieur de cet appareil, quand bien même il appartenait à l’homme qui la lui avait attribuée.


« Vous n’aimez pas beaucoup Babel, je me trompe ? »


Avrora lui adressait un sourire entendu, tout en parcourant du regard les écrans éteints.


« J’imagine que vous non plus, rétorqua-t-il tranquillement. Vous êtes une artisane de la parole, ça m’étonnerait que vous appréciiez de voir votre art de la conversation détrôné par sa version industrielle de synthèse. »


Son interlocutrice eut pour lui un sourire rempli d’une chaude gratitude.


« Je vous aime vraiment beaucoup, Angad, j’ai bien fait de venir parler avec vous. Je veux dire, parler vraiment, et me mettre à nu. C’est le plus beau des compliments que vous me faites là, m’appeler artisane. Car c’est bien ce que je suis. Si mon travail est menacé par Babel ? Détrompez-vous, dans le petit monde des ultra-riches, le service que j’offre est devenu le luxe ultime. Globalife a rendu le virtuel accessible, trop accessible, et ce qui se démocratise cesse d’être désirable pour les élites. L’expérience que Monsieur Afanasyef propose à ses invités, en revanche, est rare : une vraie expérience humaine, avec une dame de compagnie d’une qualité inégalée. Babel n’est pas prêt.e de me mettre au chômage. Ce n’est pas moi qui imite Babel, c’est iel qui m’imite. Et jusqu’à présent, je suis meilleure qu’iel, et c’est pour ça qu’on me paie si cher. »


La voix mélodieuse d’Avrora avait pris un accent d’orgueil qui n’essayait aucunement de se dissimuler.


« Les modèles de l’école où j’ai étudié, ce sont les geishas japonaises, les courtisans de l’Europe médiévale, les concubines de la Chine impériale, les favorites des harems, et les salons de l’aristocratie de la Renaissance. Je suis l’héritière de cette tradition-là, de cette modernité du passé, qu’aucune technologie du futur n’est encore capable de supplanter. Et non, ce n’est pas parce que j’allie le corps à la voix, ce n’est pas parce que je propose des faveurs sexuelles en bonus. Si vous voyiez de quoi sont capables actuellement les sextoys, les sexdolls et les programmes de virtualsex… et pourtant, je les dépasse encore. »


Elle le regarda droit dans les yeux. Et son regard, pour la première fois, le troubla un peu.


« Le Pouvoir de la Voix, c’est moi. J’ai ce que qu’aucune IA, aucun algorithme, aucun robot n’aura jamais : l’émotivité de l’échec. Babel s’entraine à vous parler à travers la méthode d’essai-erreur, tout comme moi, mais iel n’est pas en mesure d’apprendre de ses erreurs avec émotion. Babel est incapable de feindre ce que mes maladresses ont de touchant, incapable de jouer mes tâtonnements, mon regard hésitant, l’humanité profonde de mes tentatives lorsque je cherche à discuter avec un autre être humain. Même quand je surjoue l’ingénuité, ça reste cent fois plus vrai que les IA. Même en trichant, même en faisant semblant, je reste humaine, même artificielle et calculatrice, je reste réelle, parce que je base mes calculs sur des nuances d’émotions, et pas des chiffres. »


Elle lui resservit du thé, et lui tendit sa tasse elle-même. Lorsqu’il la prit, elle frôla volontairement sa main au passage, et ce simple contact de sa peau nue contre la sienne l’électrisa. Pas sensuellement. Émotionnellement. Humainement.


« C’est pour ça que vous m’avez préparé du thé. Avec Babel, vous auriez été poli, mais vous ne lui auriez pas fait de thé. L’émotivité de mon échec à vous servir de domestique, a fait écho à l’émotivité de votre propre échec, de ce qui aujourd’hui vous rendait soucieux et peiné.

- Oui, admit-il doucement. On appelle ça l’empathie.

- J’appelle ça être humain. »

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41 commentaires

WildFlower

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Il y a 2 ans

C'est vrai que je viens de tilter... mais qu'est-ce qu'un doctorant en biologie fait avec toute une artillerie sur lui ? XD drôle de doctorant celui là... J'aime beaucoup comment tu abordes la question des IA, de plus en plus performantes et proche de remplacer les humains... ce futur ne semble pas si éloigné finalement, mais j'ose espérer que nous n'arriverons pas jusqu'à ce stade d'être totalement remplacés. Avrora manie vraiment les mots à la perfection ! En tout cas, si Babel se rebelle il y aura de la casse :p

Eponyme

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Il y a 2 ans

Il n'est effectivement pas un Docteur en biologie comme les autres ^_^ Pour l'IA, je ne m'inspire que de ce qui existe (et actuellement je suis assez remontée contre les IA graphiques)

Leana Jel

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Il y a 2 ans

j'aurais beaucoup trop de choses à dire là !! L'IA est un thème auquel je me suis intéressée beaucoup plus récemment que l'environnement donc je n'ai pas autant de matière pour discuter malheureusement. Mais tout ceci est effectivement très proche de nous et, à l'image de beaucoup trop d'autres choses, le babel que tu décris est un excès de dopamine beaucoup trop facile d'accès, et je pense que tu prédis avec justesse ce qui risque fort d'arriver, et ça fait peur, parce que ça veut les dire que les humains ne seront plus capables de se comprendre entre eux... exactement comme dans le mythe de Babel. Quelle ironie...

Eponyme

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Il y a 2 ans

C'est marrant parce que quand j'ai rédigé cette partie d'histoire, j'étais encore au courant de tout ce foin autour de chatGPT (alors que clairement, on est en plein dedans) Mon inspiration, c'était plutôt les IA graphiques, du genre Dall.E ou MidJourney, parce que je suis concernée par les changements et les polémiques qu'elles entraînent dans leur sillage (je suis artiste pro, en arts graphiques). Et oui, c'est toute l'ironie de Babel : iel parle toutes les langues, mais à côté de ça, les humains ne se parlent plus entre eux.

Leana Jel

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Il y a 2 ans

Babel est vraiment une super invention de ta part. Ah mince... je n'y connais rien dans ce domaine non plus, mais je ne vois pas comment on pourrait remplacer les artistes.

Mira Perry

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Il y a 2 ans

Cette description de Babel est effrayante. Comme dans les autres histoires, ce futur est pourtant très proche de la réalité. Comme le dit Avrora, heureusement qu'il reste l'émotivité de l'échec. C'est étonnant car hormis son Master en poule de luxe, je m'identifie beaucoup à elle ^^

Eponyme

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Il y a 2 ans

Je suis émue de lire ça (la boucle émotive est bouclée, ahaha !)

Eponyme

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Il y a 2 ans

La technologie est un outil, un outil est normalement neutre, ni bon ni mauvais en soi. Mais si toi et moi avons peur de ce genre de technologie, c'est parce qu'on sait que l'usage qui risque d'en être fait dans l'état actuel de notre société peut être effrayant. Mais si on y pense, une IA comme Babel peut être une aide miraculeuse pour plein de gens : la commande vocale peut servir à des personnes paralysées, à des aveugles, Babel peut faire le sous-titrage pour les sourds, régler plein de soucis d'accessibilité, je me dis aussi qu'il pourrait être calibré pour aider au quotidien des personnes qui ont des problèmes de communication, de compréhension : des handicapés mentaux, des autistes non verbaux, il pourrait aussi aider comme outil thérapeutique pour des maladies mentales peut-être ?

Adrien Lioure

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Il y a 2 ans

C’est donc elle la personnage principal de la nouvelle finalement ? Je comprend mieux ! C’était ambitieux de traiter de l’IA et de l’empathie à travers cette relation et ce contexte. Cela m’a pas mal dérouté, j’aime comment tu retombes sur tes pattes mais il y a certainement quelques ajustements à faire sur Angad pour lui donner encore plus corps et qu’à travers ses yeux, Avrora se dévoile encore plus belle car humaine

Eponyme

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Il y a 2 ans

Avec la chasseuse, j'ai d'abord raconté ses vie et expliqué ses enjeux avant de la mettre en scène : l'exposition a précédé l'action. Pour Angad, j'ai choisi l'inverse : on le voit agir avant de le connaître et de comprendre ses motivations, et c'est volontairement que je joue sur le mystère et les signaux contradictoires (un prof de fac avec des armes, un mercenaire gentil, un biologiste passionné d'animaux qui s'implique dans une affaire de braconnage). Il reste trois chapitres, qui livreront quelques petits éléments supplémentaires, mais pas de quoi satisfaire la frustration. Mon propos pour cette histoire était celui de l'IA, de l'empathie et du contact humain.
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