Fyctia
Émotivité de l’échec 5
Le temps dans le jet passait trop lentement à son goût. Angad aurait dû dormir, pour accumuler de l’énergie en prévision de ce qui l’attendait, mais il était trop nerveux pour ça. Il regretta de ne pas avoir emporté un livre, ou de quoi travailler. Ses pensées erraient à la lisière de souvenirs dont il hésitait à s’approcher tout à fait.
Il aperçut alors la jeune fille aux yeux calcédoine qui venait vers lui. Elle avait retiré ses chaussures. Elle rapportait la théière, à nouveau pleine, et le resservit, avec un drôle de sourire un peu timide.
« Je vous avais dit—
- De faire ce que je voulais de mon temps libre. Et c’est exactement ce que j’avais envie de faire. Être avec vous. Mais peut-être que vous préférez rester seul ?
- Non non, ça me fait plaisir d’avoir de la compagnie, à partir du moment où c’est sincère. »
Avoir cette occasion de se changer les idées était plus que bienvenue.
« Ça vous dérange, si moi je bois de l’alcool ?
- Absolument pas. Faites-vous plaisir, c’est pas vous qui pilotez », plaisanta-t-il.
Elle sourit et retourna au bar, d’où elle revint avec un bol de glaçons et une bouteille d’un whisky écossais dans un coffret en bois précieux absurdement luxueux, qu’elle servit dans un verre en cristal finement ouvragé.
« Za vashe zdorovie, Monsieur dont je ne connais même pas le nom, dit-elle en le levant.
- Za vashe zdorovie, répéta-t-il en trinquant avec sa tasse de thé. Ou comme on dit chez moi : chak lo. Je ne connais pas non plus le vôtre.
- Je m’appelle Irina ici au travail, mais Avrora en réalité.
- Alors, enchanté Avrora. Moi c’est Angad partout.
- Enchantée, Angad. »
Elle but son fond de verre de whisky dans un cul-sec automatique, et s’en resservit immédiatement un deuxième, on the rocks cette fois.
« Si vous travaillez à l’université, ça ne devrait pas plutôt être Professeur Angad ?
- Pour être tout à fait honnête, ça devrait même être Docteur. Mais j’ai jamais réussi à m’y faire, quand quelqu’un dit Docteur en regardant dans ma direction, je me retourne pour vérifier s’il y a quelqu’un derrière moi. »
Ça fit rire la jeune femme.
« Vous devez être un scientifique très célèbre, non ?
- Absolument pas, se marra-t-il. A part si vous êtes extrêmement passionnée par les ours polaires ou les panthères des neiges, et que vous aimez lire des publications scientifiques, là peut-être que mon nom vous dira quelque chose.
- Désolée, c’est pas le cas, répliqua Avrora en riant. J’espère que vous êtes pas trop vexé.
- Oh si, très vexé », blagua-t-il.
Son thé avait suffisamment refroidi pour qu’il le boive. Avrora lui en avait préparé une nouvelle sorte. Un délice dès la première gorgée.
« Excellent choix, merci », lui dit-il en faisant un petit geste avec sa tasse.
Elle, sirotait son deuxième whisky à petites lampées professionnelles.
Angad se perdait à détailler son visage, pas pour l’objectifier, mais parce que sa figure le perturbait.
La mode féminine était aux cils et sourcils épilés, pour rendre les yeux plus petits, et aux très grands fronts. Celui d’Avrora était immense, bombé comme celui d’un bébé. De ce front trop large, dont elle avait probablement encore exagéré la taille en épilant la naissance de ses cheveux, on devinait carrément les veines, sous l’épiderme blafard. Elle était d’une complexion si pâle que son visage semblait fait de nacre, sa peau bleutée par en dessous, et ça n’avait rien de poétique ni de délicat, en réalité elle semblait malade, gravement anémiée.
Angad ne comprenait pas le sens de son maquillage, qui ne lui évoquait absolument rien d’esthétique. On aurait dit qu’il accentuait ce qu’elle aurait dû normalement dissimuler — la pâleur, la juvénilité malsaine —, et gâchait ce qu’elle avait de plus joli. Ses yeux d’un bleu minéral étaient bizarrement amenuisés, lourdement chargés par du fard appliqué non pas sur la paupière mais sous l’œil, venant lui dessiner des cernes cuivrées grotesques, et sa bouche délicate aux lèvres minces était totalement dénaturée, peinte dans un rouge bien trop sombre qui débordait des contours et brisait l’équilibre de toute sa figure par sa disproportion.
Sans ces altérations déplorables, il l’aurait pourtant trouvée fabuleusement belle — d’un point de vue platonique bien évidemment, car cette parodie malsaine d’enfant mal nourrie ne lui inspirait pas une miette d’attirance sensuelle. Elle avait des traits d’une finesse à peine pensable, des yeux limpides et tendres, un nez parfait, et des cheveux qui donnaient immédiatement envie de glisser les doigts dans leurs boucles blondes tant on les devinait douces et souples.
A une autre époque, Botticelli aurait pu la peindre.
« Dites, c’est pour étudier des animaux que vous allez en Sibérie ?
- En fait… je peux pas trop vous dire pourquoi j’y vais, avoua Angad.
- Ok, pas de problème. Vous voyagez beaucoup, avec votre métier ? Si vous avez le droit d’en parler, ajouta-t-elle avec un petit air malicieux.
- Pas très souvent. Ça m’arrive d’avoir l’occasion de faire des conférences ou de donner des cours à l’étranger, mais le plus souvent, c’est par visio. J’aimerais bien voyager plus, mais prendre l’avion, ça coûte un bras… et je sais de quoi je parle », dit-il en montrant sa prothèse.
Trop bon public, elle rit à nouveau à sa blague.
« Il est incroyable, votre bras. En fait, c’était ça que je regardais tout à l’heure, quand vous prépariez le thé. »
Angad s’en était un peu douté, à vrai dire. C’était presque impossible de deviner au premier coup d’œil laquelle de ses mains était artificielle, tant sa matière synthétique imitait bien la peau et les volumes de la chair, et tant ses gestes étaient fluides et naturels. Mais une fois que les gens l’apprenaient ou le remarquaient, ça les fascinait, et ils ne voyaient plus que ça, sa Vallée Dérangeante.
« Ça doit coûter énormément d’argent, une technologie pareille, rêva Avrora.
- Oui, répondit-il sans mentir.
- Comment vous faites pour bouger aussi bien votre main ?
- Exactement comme pour l’autre. Avec ça, dit-il en tapotant son propre front du doigt.
- Par la pensée ? » s’exclama-t-elle, partagée entre émerveillement et incrédulité.
Amusé, Angad but une nouvelle gorgée de thé avant de lui répondre.
« Par un algorithme d’intelligence artificielle qui décode mon activité cérébrale. On appelle ça une neuroprothèse. Mais je préfère dire par la pensée, c’est vrai que c’est plus cool.
- Je ne suis pas sûre d’avoir tout compris.
- Moi non plus, rit-il, c’est pas vraiment mon domaine de compétence, les neurosciences. Le principal c’est que ça marche. »
Il se demandait si Avrora oserait lui poser la question qui la démangeait. Mais elle ne le fit pas. Elle était bien trop intelligente et professionnelle pour avoir la naïveté de demander à un homme originaire d’un pays qui venait de traverser quinze ans de guerre et d’attentats terroristes quasi ininterrompus la raison pour laquelle il était amputé d’un bras.
Et il lui en fut reconnaissant.
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WildFlower
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Arca Lewis
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Leana Jel
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Adrien Lioure
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Gottesmann Pascal
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