Eponyme Solastalgia Émotivité de l’échec 4

Émotivité de l’échec 4

Elle resta debout tandis qu’il mettait en marche le samovar. Angad était un peu fasciné par son regard, secrètement et depuis le début. Elle avait des iris d’un bleu pastel d’une clarté et d’une nuance fabuleuses, qui tirait quasiment sur le violet. Cette couleur lui faisait penser à une pierre précieuse, et depuis de longues minutes il ne parvenait pas à déterrer son nom de sa mémoire. Il ne voulait pas lui demander s’il s’agissait de leur couleur naturelle, parce qu’il ne voulait certainement pas lui poser la question que tous les types qui montaient dans cet avion lui posaient en guise de phrase d’accroche.

Ils valaient mieux que ça tous les deux.


« Vous avez le droit de vous assoir.

- Non Monsieur, en aucun cas. A moins que vous m’en donniez l’ordre.

- Par pitié, asseyez-vous si vous en avez envie, je suis déjà suffisamment mal à l’aise comme ça, j’ai l’impression d’être à l’enterrement de ma propre conscience de classe quand vous restez plantée devant moi comme ça. »


La petite femme accepta enfin de poser son cul presque inexistant sur un des affreux tabourets de bar. Tandis qu’il dosait la quantité de feuilles à mettre dans le filtre de la théière, et sortait deux tasses de sous le comptoir, elle détaillait ses gestes avec un mélange de curiosité et de stupéfaction.


« C’est la première fois que vous voyez un homme se faire du thé tout seul ? blagua-t-il.

- A bord de cet appareil, oui Monsieur. 

- Et ben moi, c’est la première fois de ma vie que je monte dans un jet privé.

- Vraiment ? » dit-elle avec une expression d’étonnement naïf.


Angad la regarda par en-dessous.


« Vous croyez que je suis quoi, au juste ? »


Il la vit hésiter. Probablement qu’elle passait en revue toutes les sortes de bandits légaux et illégaux que son oligarque de patron avait fait transiter par sa garçonnière volante. Angad ne ressemblait à aucun, évidemment. Encore heureux.


« Je n’en ai pas la moindre idée, Monsieur, finit-elle par admettre.

- Je suis prof à l’université. »


Elle faillit demander : prof de quoi ? Il le devina clairement, mais son professionnalisme pavlovien la retint juste à temps.


« Prof de biologie, précisa-t-il.

- Oh, ça doit être intéressant, se réjouit-elle dans le vide.

- Est-ce que vous aimez les animaux au point d’avoir envie de savoir pourquoi ils pissent là où ils pissent ?

- Pas vraiment, s’amusa la jeune fille.

- Alors mon métier ne va pas vous intéresser. »


Elle rit dans sa trop petite main à la peau translucide.


« Vous êtes très drôle, en tous cas. »


Ça y est, il venait de se souvenir.

Calcédoine, c’était ça le nom de la pierre.


Angad versa le thé dans les deux tasses, et emporta la sienne dans le salon, où il se cala dans une banquette, et commença à retirer ses chaussures. L’hôtesse, qui l’avait suivi, avait remis son oreillette, et, presque au même moment, les moteurs de l’avion se réveillèrent et il entama son déplacement sur le tarmac.


« Nous décollons dans une minute, Monsieur, veuillez rester assis durant la manœuvre. »


Elle s’installa elle-même dans un fauteuil proche, tenant sa tasse entre ses deux mains. L’appareil, qui avait rejoint sa piste d’envol, commença à augmenter la puissance de ses moteurs. Angad avait cherché des yeux une éventuelle ceinture de sécurité, n’en avait trouvée aucune. Soit, en cas de catastrophe aérienne, il mourrait comme un homme riche.


« C’est maintenant qu’on joue à : qui va réussir à ne pas renverser son thé », s’amusa-t-il.


Elle lui répondit avec un clin d’œil.


« Je suis imbattable à ce jeu, Monsieur. »


Il fut surpris de la brutalité et la rapidité de l’accélération, plus puissante que celle des avions de ligne ordinaires.

La jeune fille conservait le doux visage stoïque de qui avait l’habitude de se faire compresser l’estomac au fond du ventre sous l’effet de la poussée tous les jours.

Il ne se passa pas dix secondes entre le début du décollage et l’instant où les roues quittèrent le sol, et où le jet accéléra dans le ciel. Ce fut un moment plutôt exaltant pour Angad, à vrai dire. Ce n’était ni éthique ni écologique, mais il aimait beaucoup prendre l’avion.

Heureusement, il constata qu’il n’avait pas mis une goutte de thé à côté.


« On a gagné tous les deux », annonça-t-il avec une satisfaction tranquille.


Ses trompes d’Eustache s’étaient fermées sous le brusque changement de pression, mais une gorgée de Long Jin suffit à lui déboucher les oreilles. La migraine, elle, persistait toujours.

Il retira ses lunettes et se frotta les yeux entre le pouce et l’index. La douleur se trouvait juste au dessus, en plein milieu du front. C’était cette saleté d’aéroport. Trop de lumières vives, trop d’écrans 3D en simultané, trop d’images qui bougeaient trop vite et trop de pubs holographiques. Des études avaient démontré depuis longtemps qu’une exposition prolongée à ces trucs était dommageable pour la santé : anxiété, troubles de l’attention, du sommeil, baisse des capacités cognitives… Surtout les enfants, ça leur bouffait le cerveau. Mais évidemment, les lois en projet pour restreindre l’exposition aux écrans holo et 3D dans les lieux publics avaient été sabordées par le lobbying.


Entre la pollution lumineuse, le bruit, et l’air conditionné beaucoup trop fort, Angad n’avait que l’embarras du choix sur la cause de sa céphalée.

Ou alors sois honnête et admet que c’est l’angoisse, lui souffla une vilaine petite voix intérieure.


« Vous auriez un truc contre le mal de tête ?

- Certainement, Monsieur. »


Elle lui rapporta un cachet d’Ibuprofène qu’il fit passer avec le thé, comme tout le reste.


« Est-ce que je peux faire quoi que ce soit d’autre pour vous être utile, Monsieur ?

- On a combien d’heures de vol ?

- Sept heures, Monsieur.

- Alors j’ai un truc à vous faire faire durant les sept prochaines heures.

- Oui Monsieur ?

- Prendre sept heures de pause.

- Pardon Monsieur ?

- J’ai largement de quoi m’occuper tout seul. Je n’ai pas besoin de consommer le temps disponible d’un autre être humain. Faites ce que vous voulez. Asseyez-vous, retirez vos chaussures, regardez des films, écoutez de la musique, buvez des cocktails, faites la sieste sur le temps payé par Afanasyev, ça me fera tout à fait plaisir.

- Merci, Monsieur.

- Et vous avez dit assez de fois Monsieur pour les sept prochaines heures. J’ai l’impression qu’on est trente dans l’avion.

- Comme vous voudrez M— Comme vous voudrez. Appelez-moi si jamais…

- Si jamais je n’arrive pas à me refaire du thé ? Je pense que ça devrait aller. »


Elle sourit, et pour la première fois, c’était une expression qui semblait un peu plus sincère.

Juste avant de retourner au bar et de lui laisser le salon pour lui seul, elle lui glissa :


« Vous êtes très gentil.

- Non, on appelle ça être un type normal. Mais j’ai pas l’impression que vous en croisez souvent. »

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37 commentaires

Leana Jel

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Il y a 2 ans

Le contraste entre Angad et l'hôtesse est très frappant, mais ça fait plaisir parce qu'on sent que derrière son apparence, cette jeune fille est intelligente, ce qui est certainement loin d'être le cas pour les femmes qui misent tout sur leur standing. J'avoue que ça me perturbe d'imaginer que les standards féminins, dans quoi, cinquante ans ? seront tels que tu les décrits. On a beau être sur des normes assez abusives, n'oublions pas que les hommes, naturellement, préfèrent les femmes capables d'enfanter correctement, c'est ça qui est écrit dans nos gènes. Une femme squelettique ne répond pas à ça. Après, c'est sûrement un délire de riche, or je n'appartiens pas à ce monde et je ne le comprends pas, difficile d'avoir un avis construit. En tout cas, c'est révoltant d'imaginer à quel point cette femme est à la disposition (comme tu l'as si bien dit) des clients. Tu as également abordé les data. Sujet d'importance, puisque très actuel et on peut prédire assez justement je pense que l'homme n'a pas atteint le sommet du temps qu'il passe sur les réseaux sociaux. Encore une fois, je ne suis sur aucun d'entre eux (j'ai Whatsapp pou les groupes familiaux, Fyctia, ah discord aussi pour les groupes de classe... et c'est tout. Le reste ne m'intéresse pas, et pourtant fut un temps j'ai essayé...) Bref, c'est un truc qui me dépasse, je vois tous les gens de mon âge perdre un temps fou sur les réseaux sans voir que ça les bouffe sans rien leur apporter, au contraire. Je pense que ce sont des distractions faciles, de la dopamine immédiate, et que trop de gens ont oublié comment s'occuper autrement, résultat beaucoup deviennent complètement débiles quand ils n'utilisent pas ces outils intelligemment. Et effectivement, l'impact de cette addiction sur les plus jeunes est une véritable catastrophe dont on est loin de mesurer les conséquences, puisque c'est extrêmement récent. J'ai franchement peur de ce qui attend les plus jeunes générations, car aujourd'hui tout tend à soumettre les hommes à leur désir, les incite à céder à leurs pulsions sans réfléchir parce qu'un consommateur qui réfléchirait un tant soit peu ne consommerait pas autant qu'il le fait... je retrouve, en grande partie, ces réflexions dans tes écrits. Je pense que, même si tu as raison de les aborder, tu le fais peut-être un peu trop franchement pour que tes lecteurs, en particulier les plus sceptiques, accrochent vraiment aux arguments que tu proposes et réfléchissent sur les pistes que tu lances. Ce sont plutôt des sujets dont il est agréable et constructif de débattre. je te suggèrerais de rester un peu plus dans le suggestif justement, semer les graines pour leur laisser une chance de pousser sans être trop clivante dans ton parti pris (que je partage du reste).

Eponyme

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Il y a 2 ans

"les hommes, naturellement, préfèrent les femmes capables d'enfanter correctement, c'est ça qui est écrit dans nos gènes. Une femme squelettique ne répond pas à ça. Après, c'est sûrement un délire de riche, or je n'appartiens pas à ce monde et je ne le comprends pas, difficile d'avoir un avis construit." ça fait longtemps que l'être humain n'est plus aussi soumis à sa nature, les considérations socio-culturelles passent avant. Évidemment, que fantasmer sur une femme qui a l'air d'une gamine anorexique est à côté de la plaque, choquant et malsain, et on le voit au malaise d'Angad, que ça ne correspond pas du tout à ce que lui (homme normal du "peuple") trouve attirant chez le sexe opposé. On voit déjà ce délire (maigreur, infantilisation) dans le monde de la mode, avec les mannequins haute-couture, qui sont des gamines d'à peine 16 ans dont le corps est totalement hors norme par rapport à la moyenne des femmes : très grandes, très maigres, aucun caractère sexuel secondaire (seins, hanches...)

Leana Jel

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Il y a 2 ans

Oui, mais ces milieux sont assez restreints. le commun des mortels continue à garder un idéal féminin qui n'est pas aussi dénaturé... quoique avec toutes les femmes qui font des opérations pour ressembler à autre chose qu'elle m'ême en s'en rapproche peut-être... je n'en sais rien, souvent ces opérations visent justement à accentuer les caractères sexuels, et non à les masquer. C'est une vaste question...

Eponyme

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Il y a 2 ans

"le commun des mortels continue à garder un idéal féminin qui n'est pas aussi dénaturé." Bof.... quand on voir la violence de la grossophobie et le culte malsain de la minceur dans toutes les strates de la société, on peut en douter.

Adrien Lioure

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Il y a 2 ans

Je comprends qu’elle soit surprise qu’il soit si gentil, qu’il ne soit jamais monté dans un jet privé… il a été appelé par patron oligarque russe, pour une mission de braconnage, c’est déroutant de tomber sur un prof à l’université. J’ai envie de savoir maintenant comme il s’est retrouvé la et surtout, pourquoi a-t-il accepté ? Il a l’air d’être dégoûté par tout ce qui l’entoure. Qu’est ce qui l’a poussé à monter à bord de cet avion ? Quel est son enjeu ?

Eponyme

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Il y a 2 ans

Tu devines effectivement qu'il est en décalage : l'argent, le pouvoir, la richesse, les valeurs de Thahn Walt et d'Afanasyev, ça n'a rien à voir avec lui, et il est rebuté par le luxe obscène et par l'exploitation qui est faite de la jeune fille. Il a donc une raison personnelle d'avoir accepté ce contrat, mais il faudra attendre pour la découvrir.

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

La fin de la conversation veut tout dire. Angad est juste respectueux de son interlocutrice mais l'hôtesse n'a pas l'habitude de croiser des hommes qui la respeectent.

Eponyme

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Il y a 2 ans

Elle est très coupée du monde "réel". Elle en vient elle-même (elle est d'origine très pauvre), mais, étant 24/24 à disposition pour le boulot, elle ne fréquente quasi plus que ce monde d'ultra-riches, au point d'avoir oublié ce que la normalité signifiait, surtout chez les hommes, car dans ce milieu, c'est là qu'on trouve les spécimens les plus toxiques, arrogants, narcissiques, méprisants, ivres de pouvoir. Angad est l'exact opposé au niveau de ses valeurs : l'argent et le pouvoir ne le font pas bander, et c'est un religieux pratiquant, et dans sa religion (le sikhisme), sur le papier, tous les êtres humains sont égaux, y compris hommes et femmes.
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