Fyctia
Émotivité de l’échec 3
L’intérieur de l’avion était d’un mauvais goût absolu. Un mélange du pire de l’esthétique du dix-neuvième siècle et du luxe technologique absurde et insolent du début du vingt-et-unième.
Les murs étaient lambrissés de bois exotiques — sans aucun doute authentiques — disposés en motifs de marqueteries ouvragées bien trop chargées. Le plafond était peint, dans un décor ignoblement kitsch d’imitation de peinture classique, avec des compositions de dégueulis de fleurs et de fruits, décoré de lustres et de tant de moulures que ces moulures possédaient elles-mêmes leurs propres moulures plus petites, dans un délire de poupées russes de la moulure en faux stuc. Le sol, bien évidemment, était épaissement moquetté, dans un motif de tapis persan, ou toute autre culture traditionnelle orientale appropriée par la Fédération de Russie. Et il y avait des écrans partout, tous allumés.
Angad se sentit arrivé en Enfer, ou peut-être l’endroit où on patientait juste avant, sur des fauteuils et des banquettes baroques en velours cramoisi et bois décoré à la feuille d’or, entouré d’écrans géants qui retransmettaient les vidéos de l’extérieur en temps réel sous tellement d’angles différents qu’il en avait déjà le tournis — parce que visiblement, les fenêtres, c’était pour les pauvres —, et des chaines de télé dans une frénésie de successions d’images qui aurait sonné le glas d’un épileptique.
L’adorable jeune hôtesse lui indiqua à quel endroit de la salle d’attente du Pandémonium déposer ses bagages, et l’informa que le décollage s’effectuerait d’ici moins d’une demi-heure, et si Monsieur désirait se rendre au bar en attendant, Monsieur se verrait servir un thé ainsi que Monsieur en avait exprimé le désir juste avant.
Un peu sonné, Monsieur la suivit.
« On peut éteindre les écrans, s’il vous plait ? »
Avant que je rende mon regrettable faux thé et mon insipide faux sandwich sur le faux tapis ?
« Naturellement, Monsieur, c’est une commande vocale GlobalCloud, utilisez-la à votre guise. »
Super, se déréjouit Angad, les yeux et les oreilles de Thanh Walt jusque dans son avion.
« Babel, ordonna-t-il à haute voix et à contrecœur, arrête les vidéos, et baisse la lumière de moitié. »
L’assistant.e vocal.e s’exécuta. Les écrans s’éteignirent, et les fausses ampoules des faux lustres diminuèrent en intensité. Les dorures clinquaient moins, mais son début de migraine lui en était reconnaissant.
The Power of the Voice, se dit-il ironiquement.
Son hôtesse femme-enfant, qui le précédait le long de l’appareil, avait habillée son oreille d’un discret engin de transmission, et semblait se parler toute seule, alignant des instructions à propos du décollage. Elle ne communiquait pas avec le pilote, devina Angad, ce genre d’avion n’en avait pas, mais directement avec la tour.
« Nous avons effectivement un peu de temps devant nous, Monsieur », annonça-t-elle en reclipsant le petit objet au revers de sa veste de tailleur. « Largement assez pour votre thé », ajouta-t-elle dans un sourire chaleureux.
Le bar était encore plus spectaculairement laid que le salon. Ici, le thème était de toute évidence : palais de glaces. Il y avait des miroirs un peu partout, y compris au plafond, le comptoir lui-même était taillé dans un bloc d’une matière imitant la glace — à moins que ce ne soit le cristal ?—, transparente et luminescente, éclairée de l’intérieur par une lumière bleutée. Il y avait des abats-jour et des tables du même pseudo-verre teinté à facettes, de formes irrégulières. L’ensemble donnait à Angad l’envie de sortir simultanément un marteau et un lance-flamme. Sa migraine n’était pas près de s’arranger.
« Notre bar Iceberg a été designé par Maurizio Prina, commenta fièrement l’hôtesse.
- C’est qui ?
- Un designer italien très réputé.
- C’est à ce moment-là que je suis censé faire une blague sur les glaçons, non ? »
La jeune fille eut un éclat de rire aussi lumineux, cristallin et artificiel que le décor.
« C’est le genre de calembour qui fonctionne mieux si on prend un cocktail ou un whisky on the rocks, malheureusement pour vous.
- De toute façon, je pense que vous les avez déjà tous entendus, non ?
- C’est fort possible, Monsieur, mais vous pouvez toujours essayer de me surprendre.
- Je ne suis pas quelqu’un de très surprenant. D’ailleurs, j’espère que je vais pouvoir avoir un thé dans une tasse en forme de tasse parfaitement banale, et pas une sorte de caillou en cristal de designer.
- Pas d’inquiétude, Monsieur, en matière de thé, nous sommes davantage sur le versant traditionnel. Constatez par vous-même. »
Elle lui pointa un objet derrière le bar, qui aurait mérité d’être la pièce maitresse du décor s’il n’avait pas été éclipsé par tout ce décorum de banquise ridicule.
« Je rêve ? C’est un samovar ? Un vrai samovar ?
- Oui Monsieur, il est d’époque.
- De quelle époque ?
- Dix-neuvième siècle Monsieur.
- Et ben, les oligarques russes, ça plaisante pas.
- Monsieur Afanasyev est très attaché à sa culture. Le samovar impressionne beaucoup nos invités occidentaux.
- J’imagine. »
Cet objet magnifique était une œuvre d’art, et aurait dû être dans un musée, pas chez un enfant gâté dont l’ambition esthétique consistait à balancer un paquet de pognon à la tête d’un sagouin de designer en lui disant « faites-moi un bar en fausse glace qui ressemble à une attraction de fête foraine ».
Angad, agacé et pressé de se faire son thé lui-même, à la fois pour échapper à la servilité encombrante de l’hôtesse, et pour fuir de cette espèce de boule à facettes géante le plus vite possible, passa d’autorité derrière le bar, et se mit à la recherche du nécessaire, qu’il trouva par chance assez facilement.
La jeune fille commença à lui lister tous les thés disponibles et à lui réciter leurs qualités respectives.
« Vous les avez tous goûtés ? la stoppa-t-il.
- Non, Monsieur, aucun. Mais ils sont tous excellents.
- J’en doute pas. Vous aimez ça, vous, le thé ?
- Naturellement Monsieur.
- Et vous préférez quoi ? Thé vert ? Thé noir ?
- Vert, osa-t-elle répondre.
- Ok, alors on va se faire celui-là, le Long Jin, ça vous va ?
- Monsieur, je ne peux p—
- C’est très malpoli et égoïste, chez moi, de préparer du thé uniquement pour soi-même et de le boire devant quelqu’un.
- Bien Monsieur.
- Si on y met chacun du nôtre, cette journée peut peut-être ne pas rester entièrement merdique. »
Après tout, elle aussi aurait sans doute préféré être ailleurs qu’ici. Il y avait plus de six heures de décalage entre Tcherski et Amritsar, ce qui voulait dire qu’on avait réveillée cette pauvre fille en plein milieu de la nuit pour la coller dans cet avion et l’envoyer récupérer un inconnu étrange sans lui expliquer pourquoi.
« Si vous le dites, Monsieur », souffla-t-elle avec un sourire patient.
C’était quand même pas de sa faute à elle, si Angad avait de fortes chances de mourir au cours des prochaines vingt-quatre heures.
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Mira Perry
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