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Émotivité de l’échec 2
L’hôtesse qui était venue le chercher était d’un professionnalisme idéal et d’une apparence dérangeante. Elle avait un physique d’enfant pré-pubère, avec un regard d’une clarté étonnante et des cheveux d’angelot, blonds, bouclés, vaporeux. Son anglais était impeccable, sans une miette d’accent. On avait dû lui montrer une photo, ou lui décrire à quoi il ressemblait — grand, large, barbe, turban, lunettes de vue — car elle était venue directement vers lui, sans hésitation. Sans même lui demander son nom.
« Bonjour Monsieur, votre avion est à quai. Si tout est en ordre pour vous, nous partons dès que possible », avait-elle annoncé d’une voix simultanément flûtée et suave.
C’était bien des méthodes de Russe. Opacité et théâtralité. Angad s’exécuta, et récupéra son immense sac de sport et sa plus grosse valise. L’hôtesse prit la plus petite.
« Je peux porter mes propres bagages », objecta-t-il.
C’était toujours un peu gênant, pour lui, quand quelqu’un le servait. Ça l’était encore davantage que ce soit cette jeune fille, qui lui donnait l’impression d’être si frêle qu’il avait peur qu’elle se brise les poignets en essayant de tracter son lourd bagage. Elle semblait déjà à peine capable de se porter elle-même.
« C’est mon travail, Monsieur. »
Elle était toute petite, et sautillait presque, comme un faon, sur ses talons aiguilles, de ses jambes si fines qu’elles en devenaient grêles, contraintes dans une jupe droite trop serrée, qui la réduisait à cette démarche artificiellement maladroite, vulnérable.
On ne voulait pas d’une femme en baskets dans ce monde-là, on ne voulait pas d’une femme qui puisse courir, ou soulever quoi que ce soit. D’ailleurs cette jeune fille avait un cou, des bras, des chevilles et des mains d’une finesse impensable, et était d’une minceur douloureuse. L’idéal féminin hégémonique depuis le début du siècle n’avait fait que pencher vers des femmes de plus en plus maigres, et d’apparence de plus en plus juvénile jusqu’au malsain, mais celle-ci était le spécimen le plus extrême qu’Angad avait eu l’occasion de croiser. Elle était évidemment majeure, puisqu’elle travaillait, mais on aurait dit qu’elle avait moins de quatorze ans. Une enfant maquillée en adulte, avec un sourire d’actrice.
Angad la suivit à travers les couloirs, dans une partie un peu à l’écart du terminal. Il fallait passer sous un portique de sécurité, gardé par un unique employé, qui leur adressa un regard un peu surpris. La très jeune hôtesse lui dit quelque chose en russe — Angad n’en parlait malheureusement pas un mot —, et le type hocha la tête, et lui fit signe de poser ses affaires sur le tapis roulant et de traverser.
« Si je passe là dedans, il va se mettre à sonner comme un xylophone sous crack, prévint-il.
- Vos bagages passent à côté, Monsieur, on n’est pas autorisé à les vérifier. Le scanner ne sonnera pas, il n’est pas allumé. C’est une formalité pour la vidéosurveillance.
- Pas mes bagages. Moi », précisa Angad avec une pointe d’amusement.
Il cogna doucement son bras droit contre le montant de la rambarde en aluminium. Laquelle rendit un double son métallique.
« Je suis champion du monde de bras de fer, si vous voyez ce que je veux dire.
- Bien sûr, Monsieur, toutes mes excuses. »
Elle donna un ordre à son collègue, qui éteignit également le portique, sans sourciller.
Elle essaya de porter la valise qu’elle tenait pour la mettre sur le tapis, et n’y parvint pas. Angad lui adressa un petit sourire poli et compatissant. Ce truc pesait plus lourd qu’elle, il y avait sa mallette de fusil de précision dedans avec tous ses accessoires, ses engins explosifs, et sa tenue pare-balle. Il la souleva d’un seul bras sans effort apparent — bras droit, évidemment. Il en profita pour ne pas la lui rendre, et épargner ses si fins poignets, qui semblaient faits de papier blanc légèrement transparent, au revers duquel on avait dessinées ses veines à l’encre bleue, qui avait traversé la feuille. Et puis il n’aimait pas l’idée de faire porter des armes à cette gamine.
Pas une seule fois on ne lui avait demandé son passeport, et il n’avait d’ailleurs pas de billet. Il n’avait même pas eu à décliner son identité. Il avait juste eu à prononcer un nom.
Afanasyev.
L’hôtesse l’escorta le long du couloir d’embarquement désert. Au bout, se trouvait un énorme jet privé.
« Mūrakha rūsī », marmonna-t-il dans sa barbe.
Crétin de Russe.
« Pardon, Monsieur ?
- Il avait rien de plus discret ?
- Excusez-nous pour le désagrément, Monsieur.
- Je m’attendais à un appareil militaire.
- C’est l’avion personnel de Monsieur Afanasyev, Monsieur. Vous avez accès à toutes les commodités à bord, télé-expérience grand écran avec GlobalCloud VIP Access, repas gastronomique, salle de jeux, bar…
- Bar ?
- Oui, Monsieur, nous avons un grand choix d’alcools et de liqueurs à votre disposition, ainsi qu’une large carte de cocktails. »
Angad ne put se retenir de rigoler. Même pas méchamment. C’était juste que la situation était totalement absurde. On l’avait appelé pour partir risquer sa vie à l’autre bout du monde, et maintenant on lui proposait la carte des cocktails. Pour qui on le prenait ? James Bond ?
Il vit que la jeune fille était un peu perdue, sous son vernis de courtoisie professionnelle impeccable.
« C’est pas souvent que vous venez au Pendjab, non ?
- C’est la première fois, Monsieur.
- Ça, expliqua Angad en désignant le turban qu’il portait sur la tête, ça veut dire que je suis un Sikh pratiquant. Je ne bois pas d’alcool.
- Toutes mes excuses Monsieur, je ne savais pas, je ne voulais pas manquer de respect à Monsieur, il se trouve que Monsieur Afanasyev invite régulièrement à son bord des Messieurs musulmans, et ces Messieurs en consomment. »
Il fut impressionné par le nombre de Monsieur que cette fille était capable d’aligner dans un même ensemble syntaxique sans se mélanger les pinceaux. Lui perdait un peu le fil, ça commençait à faire beaucoup d’hommes trop riches dans une seule phrase.
Il décida de recentrer la conversation sur quelque chose de plus essentiel :
« Il y a de quoi se faire du thé, dans ce fameux bar ? Du vrai thé, avec des feuilles dans de l’eau chaude ?
- Naturellement, Monsieur, répondit-elle sans hésitation. Vous embarquez dans un avion russe. »
Angad fut agréablement amusé par cette petite pointe d’orgueil national qu’il venait de sentir percer.
« J’ajoute, Monsieur, que je serai également à votre disposition durant le vol. Personnellement. Mon certificat médical est lui aussi disponible si vous souhaitez le consulter d’abord. »
Il eut un soudain nœud au ventre.
Celle-là, il ne s’y attendait pas. C’était donc ça, le monde des ultra-riches. Il se sentit idiot d’être surpris, à quoi d’autre aurait-il dû s’attendre de la part de l’héritier d’une des familles les plus immoralement fortunées de Russie ? Sa pointe d’amusement disparut tout à fait, diluée dans un mélange de gêne et de pitié amère.
« Personne au monde n’est à ma disposition. »
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WildFlower
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