Eponyme Solastalgia Émotivité de l’échec 1

Émotivité de l’échec 1



Qui est l’homme le plus fort du monde ?


La question tournait dans la tête d’Angad, tandis qu’il patientait dans l’aéroport, à côté de ses bagages, en buvant à petites gorgées tranquilles et faussement patientes le thé industriel médiocre du gobelet warm-to-go.


Qui est l’homme le plus fort du monde ?


Cette question, c’est une petite fille qui l’a posée à sa mère, un peu plus tôt, juste devant lui dans la file d’enregistrement des billets. Elle l’avait dit en anglais : « Who’s the strongest man in the world ? » Et Angad avait été frappé par ce « man », par l’évidence douloureuse qui se devinait derrière. Elle n’avait pas dit people, ni human. L’homme le plus fort du monde n’avait pas même pas à se cacher derrière un H majuscule, à quatre ans cette petite fille savait déjà que l’Homme le plus fort du monde, ce n’était pas une femme, parce qu’à cet âge-là, on commençait déjà à comprendre le monde dans lequel on vivait.


On pouvait traduire strong de plusieurs façons, surtout en prenant en compte le fait que le mot venait d’être prononcé par une enfant qui n’avait pas encore atteint le plein potentiel de son vocabulaire. Strong pouvait effectivement vouloir dire fort, au sens propre, et dans ce cas il aurait fallu se demander qui était l’homme le plus costaud, celui qui pouvait soulever le plus de kilos, ou accomplir les plus grands exploits sportifs. Mais Angad avait cru deviner dans cette question un sens plus large que la simple force physique, strong au sens de : powerful. Puissant.


Sa mère, une musulmane coiffée d’un élégant hidjab siglé Louis Vuitton, avait compris la même chose, et lui avait répondu, en anglais toujours : « je ne sais pas, ma chérie », mais elle avait ensuite ajouté : « ce qui est sûr, c’est qu’aucun homme n’est plus puissant que Dieu. »


Angad croyait en Dieu lui aussi, mais pourtant cette femme avait menti. Elle savait, comme lui-même, comme tout le monde, qui était l’homme le plus puissant du monde, puissant au point pour une immense majorité d’êtres humains, d’avoir éclipsé Dieu, fait que beaucoup d’entre eux ignoraient, ce qui faisait en soi partie de cette puissance.

Dieu avait le pouvoir absolu sur les âmes. Mais sur leur existence terrestre, il n’y avait qu’un seul homme, dont on pouvait dire, sans la moindre hésitation, qu’il avait le plus de pouvoir et d’influence, et était par conséquent, l’homme le plus puissant du monde.


Cet homme c’était Thanh Walt.


L’humanité, pour lui, était une fourmilière dont les humains-insectes étaient des données. C’était ça qui avait fait sa richesse, son influence et son pouvoir : la data. Votre temps de visionnage, de lecture, de jeu. Vos clics. Vos informations personnelles. Vos tags. Vos memes. Il fallait se méfier de ses propres désirs : Walt avait travaillé d’arrache-pied pour savoir ce que vous vouliez le plus regarder et écouter, et il avait fait en sorte de vous le donner à voir et à entendre. Et on ne sait comment, ça vous avait rendu aveugle et sourd.

Sa marque, son empire commercial, Globalife, possédait absolument tout ce qui relevait de l’image, du son et de la communication. Les médias. Les studios de cinéma. Les maisons de disques. Les moteurs de recherche. Les algorithmes qui écrivaient le monde.

Thanh Walt était partout autour de vous, et dans votre propre tête.


Son slogan, connu de tous : The Power of the Voice.

Une promesse. Une prédiction. Une malédiction. Une menace.


Quelques jours plus tôt, Thanh Walt avait posté un message sur GlobalTalk, le réseau social suivi par la majorité des êtres humains à travers le globe, réseau social qu’il possédait, comme tout le reste.

Il avait écrit : « Pour mes soixante ans, je m’offre un tigre de Sibérie vivant. »


Son thé était terminé, et Angad réalisa que ça ne suffirait pas. Il l’avait bu trop rapidement, trop perdu dans ses pensées. Il était une heure du matin, et sa nuit allait être très longue, ou plutôt non, se corrigea-t-il, très courte, puisque le décalage horaire entre l’Inde et la Russie allait la lui escamoter entièrement. Il fit un aller-retour rapide jusqu’au distributeur de l’autre côté du hall, emportant avec lui toutes ses affaires, trop paranoïaque vis à vis de leur contenu pour s’en éloigner ne serait-ce que de deux mètres.

Le second thé embua ses lunettes lorsqu’il ouvrit l’opercule. Il posa le gobelet plastique à côté de sa chaussure le temps de les essuyer, et que le breuvage refroidisse. Les warm-to-go, c’était toujours aussi dégueulasse que dans son souvenir, mais au moins, c’était chaud.


Quand Thanh Walt battait des doigts sur son écran, il déclenchait une tornade à l’autre bout du monde.


Quand un milliardaire russe l’avait appelé six heures plus tôt, Angad avait été stupéfait. Il ne suivait pas Walt sur les réseaux sociaux, ne suivait pas les réseaux tout court, et ne savait encore rien de son message, et pourtant l’onde de choc était arrivée jusqu’à lui. Il lui avait suffi d’entendre les mots « chasse », « Sibérie » et « prime », pour savoir immédiatement qu’il allait accepter de partir, à n’importe quelles conditions.


Les conditions, justement, n’étaient pas bonnes du tout. Il avait eu qu’une poignée d’heures pour préparer son équipement, et il doutait que ça suffirait. Mais c’était un compte à rebours. Il était loin d’être le seul sur ce coup-là, et les autres avaient déjà pris une avance préoccupante.


Lorsque l’homme au téléphone avait parlé de salaire, Angad l’avait coupé net.

« Ne m’insultez pas. »

Ce n’était pas une question d’argent.

« Si c’est moi que vous avez appelé, c’est que vous savez qui je suis. Alors ne m’insultez pas. »

Parce que certaines choses, on ne peut pas les acheter, pas même si on est un oligarque russe.


Tout le reste en revanche, Afanasyev semblait pouvoir se le payer.

C’était effarant. Personne n’avait passé ses valises et son énorme sac de sport au scanner, personne ne lui avait même posée la moindre question sur leur contenu.

Et maintenant il était là, dans le hall d’attente d’embarquement, au milieu de tous ces gens qui n’avaient pas la moindre idée non plus de ce qu’il transportait dans ses bagages, alors qu’il buvait ce thé si sucré et amer et dégueulasse qu’il ressemblait à du café recuit et coupé au sirop de glucose, juste pour tenter de conjurer la future malédiction du décalage horaire et son propre stress, et il se posait la même question que la petite fille de la file d’attendre : qui était l’homme le plus fort du monde, en vérité ?


Et dans ses valises se trouvaient un fusil de précision, divers types de grenades à main, plusieurs pistolets automatiques, un arc à poulie, une tenue pare-balle qui datait de la dernière guerre, un équipement adapté à l’hiver polaire, et des lunettes à vision thermique et nocturne.

D’ici sept mille kilomètres, et six fuseaux horaires, Angad comptait bien sur le fait que l’homme le plus fort, ça allait être lui.


Parce qu’il allait devoir être le meilleur du monde.

Meilleur qu’elle.


Tu as aimé ce chapitre ?

39

39 commentaires

Léa Muna

-

Il y a 2 ans

Purée, ça sent une sacrée confrontation entre ce nouveau personnage et Oak, et j’ai peur pour elle. Je redoute que ce personnage soit le plus grand rival qu’elle n’ait jamais rencontré et que cela la bouleverse dans ses certitudes.

Eponyme

-

Il y a 2 ans

On a là un homme qui a l'humilité d'avoir les chocottes à l'idée de devoir l'affronter, mais qui n'est pas sur cette mission pour rien. Angad a le potentiel pour être la Némésis d'Oak : ses valeurs sont quasiment l'inverse des siennes.

Adrien Lioure

-

Il y a 2 ans

Donc toutes les nouvelles sont connectées ? Je ne m’attendais pas à ça ! Est ce que ça a toujours du sens que je reprenne ma lecture ici ou tu le souhaitais ? Je me demande si ce nouveau personnage n’est pas celui qui s’est fait descendre par la chasseuse :)

Eponyme

-

Il y a 2 ans

Oui, elles sont connectées mais peuvent toutes se lire séparément car elles ont chacune leur thème propre. Angad va effectivement affronter la chasseuse en Sibérie, mais cette nouvelle est à propos de lui uniquement.

Gottesmann Pascal

-

Il y a 2 ans

Tahn Walt nous fait penser à plusieurs milliardaires actuels et la réalité semble rejoindre la fiction si effrayante. Quand à Angad, il sait que la plus grande chasseuse de l'histoire est une femme et qu'il lui faut tout faire pour l'égaler. Ça promet d'être épique.

Eponyme

-

Il y a 2 ans

Oh oui, Thanh Walt est un mix surpuissant de ce qui se fait de pire en matière de dictateurs d'empires industriels néo-libéraux. On peut penser à Elon Musk, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, ou, cocorico, notre bon vieux Bernard Arnault en France, qui est en bonne voie de dominer tout le paysage médiatique et d'avoir une influence politique directe (qui personnellement me terrifie). Effectivement, tu as bien deviné qui se cache derrière ce "elle".

CecileBologneSkyline

-

Il y a 2 ans

🍀😘🍀🍀

Eponyme

-

Il y a 2 ans

Merci beaucoup !
Vous êtes hors connexion. Certaines actions sont désactivées.

Cookies

Nous utilisons des cookies d’origine et des cookies tiers. Ces cookies sont destinés à vous offrir une navigation optimisée sur ce site web et de nous donner un aperçu de son utilisation, en vue de l’amélioration des services que nous offrons. En poursuivant votre navigation, nous considérons que vous acceptez l’usage des cookies.