Fyctia
Charles II et le mammouth 8
Ils étaient finalement arrivé à la limite du parc, là où se trouvait le quad d’Ureltu. Il sembla dépité en le voyant.
Oak le devina malheureux, et désemparé. Il n’avait plus prononcé un mot depuis le passage des mammouths.
« Qu’est-ce que je dois faire, maintenant ? lui demanda-t-il alors. Dites-le moi. »
Elle haussa les épaules.
« C’est pas à moi de donner du sens à ta vie, gamin.
- Mais vous êtes comme moi ! Vous êtes une Amérindienne ! Vous êtes comme nous, vous êtes issus d’un peuple colonisé, exploité, dépossédé de sa culture, de son identité, un peuple en lutte contre l’hégémonie de l’oppresseur blanc, qui a eu besoin de combattre pour ne pas se laisser assimiler, pour ne pas disparaitre.
- On dit plus amérindien, on dit autochtone, ou premières nations, si on est assez cultivé pour faire la différence entre une Mohawk et une Inuit, ce qui n’est pas ton cas. Tu connais rien de ma culture, ni de mon histoire, alors arrête de plaquer sur moi tes grands mots tirés de vos brochures militantes néo-indigènes que vous photocopiez en cachette au club de danses folklo. »
Elle enfonça un doigt costaud et menaçant dans sa poitrine dépourvue de pectoraux.
« Voilà ce que tu vas faire : tu vas retourner dans ton espèce de bidonville, et dire de ma part aux autres mioches dans ton genre que la nouille tiède que vous avez entre les jambes, ça a aucun rapport avec les tigres, et que le prochain qui se pointe ici, il sera mort avant d’avoir su d’où venait la balle. »
Pourtant, Ureltu ne parvenait pas à s’offusquer de ses provocations. Plus elle s’énervait après lui, plus elle l’impressionnait par sa fermeté d’âme. Elle pouvait bien dire ce qu’elle voulait, il était persuadé qu’elle était une chamane.
Il aurait aimé pouvoir lui ressembler. Être au monde avec la même force.
« Est-ce que vous parlez encore votre langue d’origine ?
- Mon frère l’enseigne. Et j’me paie sa tronche depuis des années », rétorqua-t-elle.
Ce qu’Oak ne dit pas, en revanche, c’était à quel point, secrètement, elle chérissait les rares appels téléphoniques qu’elle avait avec lui, à quel point ces occasions d’entendre et pratiquer la langue de sa famille la rattachait à une culture, un foyer.
« Mes grands-parents parlent pas du tout la nôtre, déclara Ureltu tristement. Ni mes parents. Moi j’essaye de la réapprendre le plus possible, on essaye de s’organiser, de développer l’enseignement pour les jeunes. Tant qu’on est encore vivants, c’est pas une langue morte. »
On sentait qu’il récitait un slogan auquel il s’accrochait comme à une bouée en haute mer.
« Vous étiez là, à l’époque de la Solidarité Ecosociale Mondiale ? demanda-t-il ensuite.
- La SEM ? Ouais, les Mohawks l’ont signée. Le mouvement Reclaim & Resist, aussi, ils y étaient.
- La manifestation de 2040 à New York, vous y étiez ?
- Hey, calme-toi, je suis pas si vieille, j’avais que cinq ans. Mon oncle y était. Il s’était vachement investi dans ces conneries. A l’époque, y avait vraiment une obsession de la non-violence, dans ces mouvements-là, c’était un vrai dogme. Quand les flics ont tiré sur la foule, ça leur a fait tout drôle, aux pacifistes.
- Il est mort ?
- Hein ?
- Votre oncle, il est mort ?
- Oh non. Il a juste fait dix ans de taule.
- Votre région natale, elle est autonome ?
- Ouais, depuis 2044. Ils avaient retenu la leçon, à propos de la non-violence, ils ont arrêté de négocier poliment. Ils se sont juste pointé à Montréal à quelques milliers de Reclaimers armés, le truc a été signé dans la journée. L’ONU a pas spécialement apprécié la mise à jour, mais, bon, après le gros bordel de l’Union Démocrate Panafricaine qu’ils ont dû ratifier l’année d’avant, ils ont pas bien eu le choix eux non plus. Fédération Autochtone Nord Québécoise, ils ont pas été foutus de trouver plus court. Ma génération, on a toujours dit « fan-Q », c’est la classe hein ? J’ai même un passeport. Y a une plume, un canoë et un foutu érable sur notre drapeau, tu parles d’un reclaim. Y a toujours autant d’exploitations forestières et gazières, c’est juste que maintenant, c’est les réz qui fixent les prix, mais ça fait pas un gros changement, faut bien tôt ou tard s’aligner sur ceux du marché. »
Ureltu affichait une mine mélancolique.
« Vous êtes… si cynique.
- On appelle ça être adulte.
- Vous êtes quoi, politiquement ?
- J’fais pas de politique.
- Tout est politique, répliqua-t-il.
- Ah ouais ? » Elle ricana. « Et toi t’es quoi ? Anarcho-traditionnaliste ? Néo-tsariste ? Eco-folklo-identitaire de mon cul sur la commode ? »
Il grimaça à l’entente de ces termes inexistants, moqueurs.
« Je suis égalitarien écosocialiste.
- Et pour toi, l’égalitarisme, c’est aller tuer un tigre pour devenir un homme ? C’est un gars bourré qui a écrit votre manifeste ?
- Je croyais que vous vous intéressiez pas à la politique, marmonna l’adolescent.
- Ça m’ennuie. Les humains m’ennuient. Vous êtes tous pareils. Vous prenez trop de place. Vos justifications, vos gesticulations m’ennuient. Et cette discussion, m’ennuie par dessus tout. Rentre chez toi. »
Il ne semblait pas avoir envie de partir, pourtant. Il la regardait par en-dessous, il semblait quémander quelque chose, mais quoi ? Son approbation ? Son absolution ? Ou simplement une miette d’attention ? Elle lui avait parlé, d’une façon autoritaire, moqueuse, dépourvue du moindre tact, mais elle lui avait parlé. Oak se posa la question, à ce moment-là : qui d’autre écoutait véritablement ce mioche ? A part ses semblables, d’autres gamins tout aussi paumés que lui ?
Mais il était mal tombé avec elle. Elle n’avait pas une miette de fibre maternelle, et pas non plus de vocation à faire du soutien psychologique pour ado en perte de repères.
« Fous-moi le camp. Dégage de ma vue ou je te plombe. On n’est pas copains. »
Son expression hésitante se fondit dans une mine peinée, déçue. Il avait l’air à cet instant d’un petit chiot rabroué, rejeté. Mais il eut un sursaut de révolte, et lui cracha, dans une bouffée d’indignation :
« Le cynisme ne vous sauvera pas !
- Qui a dit que je cherchais à être sauvée ?
- Alors ça veut dire que vous ne voulez pas que le monde change ? »
Elle prit ensuite son fusil, ce qui le fit détaler jusqu’à son quad, et démarrer avant-même qu’elle ait eut besoin de faire ce qu’elle avait initialement prévu, c’est à dire tirer un coup de feu en l’air. Elle ne devait ensuite plus jamais revoir Ureltu, ni d’ailleurs aucun autre Evenk sur son territoire.
Mais juste avant de s’emparer de son arme, elle lui dit, en guise de conclusion à leur discussion, à ce temps étrangement et finalement pas si désagréablement passé ensemble :
« Meurs, tue, ou accouche. C’est le seul changement que tu apporteras jamais dans le monde. »
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Leana Jel
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Il y a 2 ans
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Kevin Karbowiak
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Sarah B
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