Eponyme Solastalgia Charles II et le mammouth 7

Charles II et le mammouth 7

Ureltu la regarda, sans comprendre.


« Mais… mais il a réussi. Il a ressuscité les mammouths en les clonant.

- Pas du tout. Personne n’est jamais parvenu à trouver de l’ADN de mammouth viable, le froid les a trop détérioré pour le clonage. L’autre méthode, inséminer artificiellement une éléphante avec des spermatozoïdes de mammouth, ça n’a jamais marché non plus. Mais Zimov s’est quand même acharné à la désextinction du mammouth, parce que les humains de son époque étaient des cinglés qui se prenaient pour Dieu, et qui pensaient qu’ils avaient une sorte de dette envers les espèces éteintes. Alors il a englouti des milliards dans des bidouillages biotechnologiques pour avoir ses putains de mammouths, et pendant ce temps-là, l’éléphant d’Asie, son plus proche cousin génétique, est mort dans l’indifférence de la communauté scientifique.

- Comment vous savez tout ça ?

- J’ai un pote biologiste. Quand il a su que j’étais ici, il s’est dit que l’histoire m’intéresserait. Alors il m’a envoyé de la documentation. »


En guise de bonus dans son traditionnel colis de bidis, aurait-elle pu ajouter.


Ureltu continuait à détailler les pachydermes fantastiques qui défilaient placidement sous ses yeux. Le mammouth de tête, le plus grand des quatre, arborait des défenses somptueuses.


« Mais, lui, eux… comment Zimov a fait ?

- Par des bidouillages absurdes d’hybridations ADN. Ils ont modifié génétiquement des embryons d’éléphants pour les rapprocher du mammouth. Tout s’est fait en labo, fécondations in vitro, utérus artificiel, ça leur a pris des années, et des milliers de ratés, des embryons avortés, des foetus morts-nés, et enfin des bébés qui crèvent au bout de même pas trois jours tellement ils étaient mal fichus, pour enfin parvenir à trouver la formule kabbalistique pour pondre des bestioles viables. Et les rares qu’ils ont réussi à faire durer péniblement jusqu’à l’âge de la reproduction, ils les ont hybridés génétiquement entre eux à nouveau. Et ainsi de suite, jusqu’à obtenir quelque chose d’assez proche du génome du mammouth pour pouvoir l’appeler comme ça devant un journaliste sans trembler des genoux.

- Alors il a bien réussi, au final, il a recréé des mammouths. »


La mauvaise humeur d’Oak enflait. Ce petit crétin ne comprenait décidément rien à rien. Elle pointa du doigt le grand mâle.

« Ça c’est pas un mammouth. C’est même pas un animal. Ça, c’est un monstre. Quelque chose qui n’existe pas, et n’a jamais existé. Et surtout, qui n’a aucun futur. Parce que c’est ça, son échec, à Zimov : ses mammouths n’ont aucune viabilité comme espèce. Leur patrimoine génétique est déglingué. Y a rien qui va chez eux, leurs cellules vieillissent en accéléré, ils ont une espérance de vie de même pas la moitié de celle de leurs ancêtres — ancêtres, je devrais même pas dire ça, ces trucs ne sont en aucun cas les descendants des mammouths laineux du pléistocène. C’est juste des chimères contre-nature. Et ils vont s’éteindre. Tu vois, ça ? C’est l’équivalent animal de Charles II d’Espagne. »


Elle vit à son expression qu’elle venait encore de le perdre.


« Je suppose que tu n’y connais pas grand chose, en royauté européenne ? Et bien, les familles royales, elles étaient toutes lourdement consanguines. Ils se mariaient entre cousins, et ça a duré des générations. Charles II a été l’héritier du trône d’Espagne, mais surtout du pire patrimoine génétique de son temps. Il était faible, malade, épileptique, idiot, impuissant et stérile. Sa langue était difforme, tellement énorme qu’elle l’empêchait de parler correctement et le faisait baver sans arrêt. Il a jamais su écrire et jamais été foutu de gouverner. Les Espagnols l’ont surnommé El Hechizado, l’Ensorcelé.


Et voilà, tu vois, cet animal, c’est ça. Un Charles II, une fin de race dès la naissance de celle-ci. Qu’ils puissent se reproduire entre eux tient déjà du miracle malsain, et à chaque génération, leur ADN se détériore, et leur nombre a déjà commencé à diminuer. Le néo-mammouth, comme espèce, n’aura même pas tenu un siècle. Cette bête, c’est un cul-de-sac génétique. »


Cet échec de Zimov était une histoire que personne ou presque ne connaissait, et surtout pas en Russie, où il avait joui d’un bref statut de héros scientifique national, juste avant d’être oublié, lui et ses contrefaçons de mammouths. On savait encore moins qu’au moment-même de la naissance des premiers d’entre eux, les chercheurs indiens du programme de protection de l’éléphant d’Asie l’avaient littéralement supplié de partager ses ressources de pointe en matière d’embryons in vitro et d’utérus artificiels pour aider à la reproduction des derniers spécimens. Ce que Zimov avait refusé.


Oak le méprisait immensément pour ça, lui et ses mammouths. Tandis que ce narcissique mégalomane s’offrait des monstres de Frankenstein à plusieurs millions de dollars pièce, de vrais animaux, eux, disparaissaient à jamais. Elle n’avait jamais eu l’occasion de voir un éléphant d’Asie, ni son ami, là-bas, en Inde, dont le métier de biologiste acharné à la préservation des espèces était à ce point teinté de la noirceur de la mélancolie de savoir que tant d’animaux emblématiques de son pays n’existaient déjà même plus.


Tous les autres animaux du parc, la chasseuse les aimait, même ceux qui avaient été réintroduits de zéro. Elle aimait croiser lors de ses pérégrinations les troupeaux d’herbivores, les chevaux yakoutes, les bisons, les élans, les vaches kalmouks, les yaks, les bœufs musqués, et elle prenait plaisir à chasser pour se nourrir le renne, le lièvre arctique, le lagopède ou le mouton Edilbaev redevenu sauvage. Elle saluait de loin les ours qu’elle contournait avec prudence, et il lui arrivait de se mettre à l’affût longuement pour guetter le passage des renards polaires en chasse, et surprendre leurs sauts spectaculaires dans la neige.


Mais les mammouths, eux, elle les détestait. Ce qu’ils symbolisaient la déprimait. Tout comme le faisait Ureltu.

Ils étaient une même tentative avortée de ressusciter un monde disparu.


« Je n’en ai jamais chassé aucun, dit-elle avec un mépris absolu. Ça n’a pas d’intérêt. »


Oak pointa ensuite l’arme du gamin.


« Cette lance, c’est la même chose que ce mammouth. C’est un cul-de-sac culturel. Ce n’est pas la lance de tes ancêtres, c’est un récit que tu as fabriqué pour donner du sens à ta vie, aussi anachronique et vain que cette pauvre bête, et qui n’a rien à foutre là. Tu saisis maintenant, Charles II de la forêt ? Rentre chez toi, et oublie tes putains de traditions mortes. J’en ai ras-le-cul de voir tous ces gens qui se démènent à être des descendants loyaux, au lieu d’être de bons ancêtres. La responsabilité de chaque génération n’est pas de faire plaisir à ses prédécesseurs, c’est d’améliorer les choses pour sa progéniture. Il est plus important de rendre nos enfants fiers de nous que nos parents.

- Mais c’est exactement ce que j’essaye de faire !

- Alors fais-le avec les armes de ton époque. »



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48 commentaires

Leana Jel

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Il y a 2 ans

Message de fin très fort !

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci (je réponds à tes messages plus longs et ton MP dès que je trouve le temps, promis, mais ce soir j'écris)

Leana Jel

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Il y a 2 ans

Tqt !!! Moi je vais arrêter un peu avec mes pâtés aussi ^^

Eponyme

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Il y a 2 ans

Ah non non, tu prive pas, j'adore ça ! C'est juste que je suis en train d'écrire les derniers chapitres qui doivent être publiés avant heuuuuu, lundi, donc je cours après le temps.

Leana Jel

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Il y a 2 ans

Moi aussi je cour après le temps

WildFlower

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Il y a 2 ans

Je me demandais pourquoi ce titre justement, effectivement ça prend son sens ! En tout cas, il en aura appris des choses le petit Ureltu au moins !

Eponyme

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Il y a 2 ans

Elle ne lui parle pas gentiment, mais au moins, elle lui aura parlé :)

Léa Muna

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Il y a 2 ans

La conclusion de ce passage est beau et tellement riche en sens. C’est effectivement vers les générations à venir qu’il faut se tourner

Eponyme

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Il y a 2 ans

Bizarrement, pour quelqu'un d'aussi pessimiste quant au futur, Oak n'est pas nostalgique du passé. Si elle était réac, elle serait de droite, mais en réalité, elle est progressiste, c'est donc une misanthrope, mais une misanthrope de gauche, ahaha !

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

La chasseuse a raison sur toute la ligne. On peut la croire ancrée dans le passé mais la fin du chapitre prouve qu'elle voit avant tout vers l'avenir.
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