Eponyme Solastalgia Charles II et le mammouth 6

Charles II et le mammouth 6

Ils venaient de déboucher dans la grande plaine herbeuse. Ici, les troupeaux de grands mammifères pullulaient. Ils croisèrent un petit groupe de yaks, qui dévia légèrement de sa route en les voyant. A une vingtaine de mètres de là, une harde d’élans les aperçut à son tour. Les animaux redressèrent la tête, curieux, mais les regardèrent passer sans crainte particulière.

Ils n’avaient pas peur des humains, et pour cause. Ils n’en avaient quasiment jamais croisé.


La faune du parc avait été laissée totalement à son sort durant presque trente ans, et les animaux s’y étaient multipliés sans entrave. La réserve naturelle, après l’échec du projet de son fondateur, le géophysicien Sergueï Zimov, avait connu un destin étrangement chanceux, se nichant accidentellement dans une faille du système administratif tentaculaire russe. Le terrain était devenu propriété de l’état, lequel, étrangement, ne l’avait pas exploité, ni loué à quiconque. Il avait conservé son statut de parc naturel protégé, tout ce temps, davantage oublié que préservé à vrai dire.


Pas étonnant, dans ces conditions, qu’on ait mis plusieurs années à réaliser que des tigres y vivaient à nouveau. Depuis la mise en place de leur programme de protection, Oak avait été l’unique habitante humaine du parc, qu’elle considérait désormais comme sa maison, et son territoire de chasse.


Lors de son arrivée trois ans plus tôt, à la fin de l’hiver, elle était motivée par l’excitation de la chasse à l’homme, et la promesse de côtoyer des tigres, et de devenir pour un temps littéralement l’unique être humain à le faire. Mais dès son premier été sibérien, elle avait compris qu’elle venait de trouver sa terre promise, et qu’elle ne voudrait plus jamais en repartir.

Elle n’avait jamais connu un tel bonheur. Une telle sensation d’être incluse dans un milieu naturel auto-régulé, un écosystème aussi ancien et parfait. Il n’existait plus d’endroits pareils sur Terre. Elle était bien placée pour le savoir, elle avait passée sa vie à en chercher.

Respectueuse et admirative de ce territoire qui prospérait sans la moindre miette d’intervention humaine, elle s’y faisait la plus discrète possible. Elle y chassait, bien sûr, mais uniquement pour son alimentation, et suffisamment rarement et furtivement pour que les herbivores n’aient pas appris à la craindre, ni à fuir à sa vue.


Les armes à feu étaient devenu ses outils de chasse exclusivement destinés aux braconniers, ou en cas de danger — bien sûr, elle ne sortait jamais sans son fusil, pas dans un milieu où elle croisait des tigres et des ours. Mais quand elle tuait du gibier pour sa consommation, c’était à l’arc, quelque fois même au javelot, avec ou sans propulseur, et au piège pour les lapins. Le minimalisme de ces techniques dites primitives élevait la difficulté de la tâche, en accentuait pour elle le plaisir de l’effort, et la fierté de sa réussite. Il arrivait même parfois qu’elle échoue, et peut-être remportait-elle au fond, dans ces moments-là, la plus belle des récompenses : une leçon d’humilité.


Oak réalisa, en voyant les herbivores s’écarter mollement à leur passage, à quel point ça constituait une forme de plaisanterie cruelle de traverser cette plaine avec Ureltu à ses basques. Déguisé en chasseur de jadis, il écarquillait des yeux immenses, stupéfait à la vue d’animaux si nombreux, proches et nouveaux pour lui, ahuri comme un New Yorkais en safari, et il tenait sa lance merdique incapable de partir droit, comme on portait un balai dont on ne savait plus quoi faire.

Vraiment, il lui faisait pitié. Une pitié irritée, mais un peu teintée d’amusement malgré elle, parce qu’elle voyait chez lui un véritable émerveillement à cet instant. Peut-être était-il en train de découvrir et de pressentir, pour la première fois, ce que signifiait la nature.


S’il avait finalement un brin de jugeote, il comprendrait qu’il était entré dans ce parc pour la mauvaise raison, mais qu’il y avait pourtant trouvé ce qu’il était venu y chercher.

S’il existait un esprit de la nature, il était sans aucun doute ici.

Mais ça, Oak ne comptait pas le lui dire.

Par pur égoïsme, bien évidemment. Son privilège, elle ne voulait pas le partager.


Pourtant, lui souffla une petite voix intérieure railleuse, tu as fait exprès de faire un détour pour lui faire traverser la plaine.


Le jeune garçon poussa à ce moment une exclamation impossible à contenir. Il pointa du doigt ce qui était pour lui une véritable apparition.


« Fait chier », marmonna Oak.


Un groupe de quatre mammouths venait de sortir d’un bosquet, et marchait dans leur direction. Évidemment que le gosse était transporté d’émotion, davantage qu’à la vue de tous les autres animaux.


« J’en avais jamais vu. Je ne savais même pas qu’il en restait depuis l’époque. »


Il n’était pas si fréquent non plus pour Oak d’en croiser, à vrai dire. Il y en avait seulement une vingtaine dans le parc.

Les pachydermes gigantesques se déplaçaient comme des petites montagnes laineuses, paresseusement, probablement ramollis par la chaleur anormale pour eux. Après avoir cherché l’ombre des arbres, ils se dirigeaient probablement vers la zone des étangs pour y boire.


La chasseuse fit signe à l’adolescent de s’arrêter, le temps de les laisser passer à bonne distance. Les mammouths, tout comme les autres herbivores du parc, n’étaient pas farouches, ni agressifs, mais il valait mieux ne pas s’en approcher, rien qu’à cause de leur taille.


Ureltu les contempla, transporté de joie.


« Zimov aura au moins réussi à faire ça, dit-il rêveusement. Sauver le permafrost, il n’y est pas arrivé, mais eux, si, il les a vraiment fait renaitre. »


Oak, dans une soudaine bouffée de mauvaise humeur, lui rétorqua :

« Non. Ça aussi, c’est un échec. »

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30 commentaires

Léa Muna

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Il y a 2 ans

Il y a une endroit en France, il me semble, une sorte de réserve où les hommes n’ont plus eu aucune action de chasse ou de prédation pendant une décennie, et il est alors possible d’observer des animaux sauvages de près, sans qu’il ne redoute la présence de l’homme. Ton passage m’a fait pensé à cet endroit sur j’ai vu dans un documentaire… reste savoir lequel 😅

Eponyme

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Il y a 2 ans

La nature reprend rapidement ses droits quand on lui fout la paix, suffit de voir ma pelouse quand j'ai la flemme de tondre pendant plusieurs semaines, mes chats se perdent dedans :')

Jenka

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Il y a 2 ans

Pour t'aider au déblocage. Je repasserai !

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci !

Eva Boh

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Il y a 2 ans

Punaise, je débloque le suivant mais je culpabilise de ne pas réussir à me mettre à jour... 😳

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci Eva pour ton soutien sans faille. Tu n'as pas à te culpabiliser, tu soutiens et lis énormément d'histoires et tu n'es pas un robot. Si tu as envie de lire chez moi mais pas le temps, ça ne pose aucun problème, l'histoire n'aura pas disparu à ton retour et je suis toujours heureuse de répondre aux commentaires.

Gottesmann Pascal

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Il y a 2 ans

Oak semble vraiment vivre au sein de ce qu'elle considère comme un paradis. Mais cette vie dans un environnement préservé ne l'empêche pas de garder son immense esprit critique au sujet des hommes.

Eponyme

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Il y a 2 ans

Oui, elle a trouvé ce qu'elle cherchait, un lieu authentiquement sauvage et préservé loin des hommes. Elle va mieux, ce Russe lui a effectivement donné une "vie qui en vaut la peine", mais elle conserve néanmoins entièrement sa philosophie nihiliste et fataliste sur le reste du monde, à juste titre peut on lui accorder, car les ecocides ne sont pas réversibles. Elle pense que le monde est foutu, mais qu'individuellement, il est possible de trouver un peu de bonheur. Mais collectivement, c'est un constat d'échec à ses yeux.

Firenze

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Il y a 2 ans

La rencontre avec Ureltu va t-elle faire changer Oak ?

Eponyme

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Il y a 2 ans

Ah-ah, c'est toute la question. Oak est en train d'essayer très fort que ce soit l'inverse qui advienne : qu'elle le dissuade de continuer à poursuivre ses rêves naïfs de révolution. Mais on sait comment sont les jeunes : ils n'écoutent pas les boomers rabat-joie, et ils ont bien raison ;)
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