Fyctia
Charles II et le mammouth 5
Oak avait accéléré le pas, pressée de se débarrasser du gosse. Il l’avait amusée dans un premier temps, mais il commençait à devenir encombrant, avec ses conneries de la prendre pour une chamane et de vouloir être son élève. Sa légende de Baba Yaga était censée susciter la terreur, pas inspirer des vocations.
Heureusement, faute de fermer sa gueule pour de bon, Ureltu eut le bon goût de changer de sujet.
« Pourquoi vous ne m’avez pas tué ?
- Parce que c’est pas prévu dans mon contrat. L’état russe me couvre juridiquement pour l’exécution des braconniers. T’en es pas un. Si je te tuais ça me forcerait à remplir plein de paperasse, et j’ai horreur de ça.
- Qui le saurait ? rétorqua-t-il, bravache. On est au milieu de nulle part.
- Ta tribu d’arriérés pathétiques, voilà qui.
- Ça fait longtemps qu’on ne fait plus appel à l’état russe pour la justice.
- Tant mieux pour vous. En attendant, si tu as des pulsions suicidaires, va te pendre dans ta hutte en bouse de renne, tu rendras service à tout le monde.
- On vit pas dans des huttes ! Et on est pas des arriérés !
- C’est le gamin armé d’une arme préhistorique qui me dit ça. Incroyable.
- La lance, c’était symbolique ! C’était pour affronter le tigre dans le respect de la tradition ancestrale. Avec un fusil, ce serait injuste pour le tigre. La lance, c’est pour être à égalité. »
La chasseuse partit d’un grand éclat de rire. Particulièrement désagréable.
« Parce que tu t’imagines que tu aurais eu la moindre chance ?
- Sinon, pourquoi vous m’auriez empêché ? Votre travail, c’est de protéger les tigres, vous l’avez dit.
- C’est pas pour protéger le tigre que je t’ai attrapé, espèce de petit connard, c’est pour l’empêcher lui de te bouffer. C’est mauvais pour eux, de manger n’importe quoi. Tu es dans la nature, ici, pas dans une putain de communauté néo-hippie. Ici, il n’y a pas d’égalité. Il n’y a que la chaine alimentaire. Et laisse-moi te dire que tu n’es pas bien placé dedans, Casse-croûte de la forêt. »
Si elle avait pu avoir la moindre miette de sympathie pour ce jeune incapable, elle venait de s’évanouir. C’était un complet imbécile. Il venait littéralement de croiser un des plus grands tueurs ayant jamais existé, il avait vu de ses propres yeux la mort en personne déambuler face à lui. Et il avait encore l’orgueil de se croire en position de tutoyer une créature pareille.
Typiquement humain.
« Pitié, dis-moi que chez toi, tu es l’idiot du village, et que personne d’autre a ce genre d’idées de retour aux sources chamaniques à la gomme.
- Non, avoua-t-il. On est nombreux. »
Oak, à ce stade, n’était plus simplement atterrée, elle était très, très irritée.
C’était une mauvaise chose, une très mauvaise chose, si la jeunesse evenk en rupture de spiritualité commençait à avoir le projet pathétiquement stupide de venir dans la steppe pour mesurer ses couilles imberbes à celles des tigres.
Depuis l’extension récente du territoire des félins hors de la réserve, les éleveurs de rennes acceptaient à peu près sans trop se plaindre de se faire chiper leurs animaux de temps à autre — non seulement c’était dans l’ordre des choses, selon leurs résidus de croyances, mais surtout, l’état russe leur dédommageait grassement les bêtes perdues —, mais si les tigres commençaient, après avoir eu l’occasion d’y goûter, à prendre l’habitude de bouffer leurs ados rebelles, ça allait nettement moins emballer la communauté autochtone.
Le problème posé par les braconniers capitalistes était en bonne voie de se résorber, mais ce nouveau délire néo-paganiste à la noix, ça c’était un caillou neuf dans la godasse de la chasseuse, qui comptait bien mettre rapidement les choses au clair, et couper l’herbe sous le pied de ce veau imbécile et tous ses congénères.
« Mon contrat n’inclut que les braconniers pour l’instant, mais il est modifiable. Que je revoie une seule fois ta gueule dans les parages, à toi ou n’importe quel autre primitif dans ton genre, et j’ai qu’un aller-retour à faire à Tcherski, pour vous ajouter à ma liste de nuisibles. Tu veux que je te dise ? On m’a accordé tellement de pouvoir ici que je pourrais même te tuer maintenant, préventivement, et arranger ça en le légalisant a posteriori. »
Ce n’était même pas du bluff. Si la Sorcière aux tigres possédait bel et bien un pouvoir magique, c’était celui d’invoquer les puissances occultes de l’administration russe quand bon lui semblait.
L’état lui avait décerné, à son entrée en fonction, à peine son contrat signé, un grade militaire spécial, qui correspondait à un régime légal exceptionnel, réservé à un très petit nombre de personnes éparpillées sur le territoire immense de la Fédération. L’intitulé et les clauses de ce statut tenaient sur des pages et des pages de jargon juridique et bureaucratique inepte et byzantin, mais en substance, ça signifiait qu’elle avait un permis de tuer qui bon lui semblait, sans avoir besoin de beaucoup se justifier par la suite.
Ici, dans la Kolyma, elle était à la fois policière, juge, jury et exécutrice.
Ses armes, son matériel et ses rapports étaient scrupuleusement contrôlés, tamponnés, classés. Mais le bien-fondé de ses décisions, lui, n’était supervisé par personne.
Presque personne, du moins.
Il n’y avait que Levan, à Tcherski, à qui elle était censée rendre des comptes. Et Levan, depuis le tout premier jour où il était venue la chercher, dans son bar au Québec, avait été très clair : il lui faisait entièrement confiance pour mener le travail à bien.
Lui, de son côté, n’avait à rendre de comptes qu’à ses supérieurs, très loin là-bas, à Moscou, autant dire dans un autre monde. Et Moscou s’en fichait de ce qu’ils fabriquaient ici, dans la Kolyma. Du moment que les tigres se multipliaient comme les pains du Christ et que les médias restaient vagues sur l’origine du miracle, ça leur suffisait.
Les médias, c’était Levan qui s’en chargeait. C’était sa partie du boulot. Ça et la logistique. Il était doué pour ça.
Oak, quant à elle, était exemplaire dans l’accomplissement de sa mission, et se foutait de tout le reste.
De son point de vue, ses réels employeurs étaient les tigres.
Ureltu avait ouvert de grands yeux, qu’elle aurait préféré voir davantage effrayé qu’admiratifs.
« Alors c’est vrai, ce qu’ils disent, à Tcherski, vous n’êtes pas Russe. Vous êtes une indigène vous aussi, d’un pays étranger. Vous venez d’où ?
- Québec.
- C’est aux États Unis ?
- Non, c’est au Québec.
- C’est pas en Amérique ?
- Si. Au Nord.
- Ah, au Canada.
- Non. Au Québec.
- Pardon, je suis un peu nul en géographie.
- Y a pas qu’en géographie que t’es nul, mon bonhomme. »
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Janicelesmaux
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