Fyctia
Charles II et le mammouth 4
Ce que le gamin lui dit ensuite l’étonna encore davantage.
« Le tigre est mon animal-totem, à moi aussi. Si je parviens à le chasser, l’esprit du tigre me donnera des pouvoirs, et je serai comme vous.
- Comment ça comme moi ?
- Vous êtes la Sorcière aux tigres, rappela-t-il tout à fait sérieusement. Vous êtes une chamane. On dit que vous avez des pouvoirs magiques. Que vous parlez aux tigres. Il y en a même chez moi qui disent que vous pouvez vous changer en tigre. C’est vrai ?
- Absolument », répondit-elle.
Elle n’arrivait pas à croire que certains Evenks avaient pu être assez stupides et crédules pour prendre cette histoire de Sorcière au pied de la lettre.
Le garçon perçut évidemment l’ironie dans sa voix.
« Vous plaisantez, c’est ça ? »
Oak le regarda droit dans les yeux, et lui asséna, avec un ton impitoyablement sarcastique :
« C’est une vraie question ? »
Il baissa les siens. Mais les releva ensuite, enhardi.
« Parce que moi, je veux devenir un chaman.
- Sans blague ?
- Oui, j’étudie pour ça. Ça vous fait rigoler, réalisa-t-il, mais je suis vraiment sérieux. Je fais des recherches, sur nos traditions chamaniques, et nos anciennes croyances. Je veux renouer avec les pratiques ancestrales. Relier mon peuple avec les esprits de mes ancêtres et de la nature.
- Le seul truc avec lequel t’es passé à deux doigts de faire un lien, c’est un système digestif de tigre, railla-t-elle.
- D’accord, peut-être que vouloir le chasser n’était pas une bonne idée, peut-être que mon interprétation était mauvaise. Je suis un chaman débutant, j’ai beaucoup à apprendre. »
Son visage s’était éclairé, rempli d’espoir candide.
« Je pourrais apprendre de vous. »
Oak roula des yeux si fort qu’elle en eut une vue imprenable en gros plan sur le revers de la visière de sa casquette.
« Plutôt crever. »
Elle aurait définitivement dû laisser Kino le bouffer.
Mais le garçon, refusant de se laisser décourager, lui tendit sa main.
« Je m’appelle Ureltu.
- Oh, un nom folklorique, rétorqua-t-elle sans l’accepter. Comme c’est original. »
L’ironie et le mépris perçaient très nettement dans sa voix.
« Et ça veut dire quoi, ce borborygme ? Bouffeur-de couilles-de-renne ? Cuisine-sans-évier ? Bouse-de-yak ? Anti-vaxx ?
- Non, ça veut dire Fils de la forêt. »
Elle laissa passer un silence.
« Bon Dieu, moi aussi, si mes parents me détestaient à ce point, je me barrerais dans la steppe. »
Le visage du gamin eut un drôle de pas de danse, comme s’il avait voulu initialement baisser les yeux, mais s’était soudain enhardi, redressant le menton.
« C’est pas eux qui l’ont choisi, c’est moi-même. Ils ont abandonné notre héritage, oublié leur propre culture, mais aujourd’hui une nouvelle génération retrouve ses racines, sa fierté. On reprend possession de nos Vrais Noms, ceux des ancêtres.
- Tant mieux pour vous. »
Par chez elle aussi, il y avait eu ce trip retour-aux-sources, mais c’était à la génération de ses parents. C’était revenu à la mode, durant quelques décennies, dans les réserves autochtones, de donner aux nouveaux-nés des prénoms traditionnels anciens. C’était à cause de cette passion soudaine pour la pureté culturelle qu’elle s’était retrouvée affublée d’un prénom qui faisait larmoyer les pauvres gens qui étaient forcés de l’écrire, et que personne en dehors de la réz était foutu de retenir, encore moins de prononcer comme il fallait.
Merci les ancêtres.
Et donc, le Touriste de la forêt avait comme projet de carrière le chamanisme ?
La spiritualité evenk n’était pas encore tout à fait morte, mais du point de vue d’Oak, elle aurait mieux fait de l’être.
Elle avait déjà vu des lieux sacrés evenks, lors de ses promenades à cheval dans la région au-delà du parc. Ils ressemblaient à des décharges publiques. Au pied d’un arbre au tronc ficelé dans des lambeaux de tissu et de plastique, se trouvait un tas d’objets hétéroclites et rouillés, disposés sans soin. Des vieux étriers, des tambours crevés, des morceaux de bijoux, ayant soit-disant appartenu à des chamans du passé. Et juste à côté de cet autel qui ressemblait à la cachette des trouvailles d’un corbeau géant, on pouvait systématiquement admirer un empilement spectaculaire de bouteilles en verre vides. Les rares vieillards rongés par l’alcoolisme qui se proclamaient encore chamans offraient de la vodka aux esprits, majoritairement, et parfois aussi des bonbons et des petits gâteaux.
Le tout inspirait une tristesse abyssale, et Oak était bien contente de n’avoir aucune spiritualité.
« Qui est-ce qui t’a dit de venir te faire bouffer par un tigre ? » ne put-elle s’empêcher de questionner.
Elle ne comprenait pas d’où ça pouvait venir. Les mythes fondateurs evenks étaient effectivement animistes, mais majoritairement à base d’ours et de rennes.
« Personne, affirma Ureltu. Je ne veux pas apprendre des ainés, ils se prétendent chamans mais ils ne connaissent plus rien au chamanisme. J’apprends des livres, et des esprits eux-mêmes. J’ai vu le tigre en rêve, j’ai compris qu’il était mon animal-totem.
- Est-ce que tu réalises à quel point c’est n’importe quoi ?
- Est-ce que c’est davantage n’importe quoi que ce que ma culture est devenue ? asséna-t-il avec véhémence. Je préfère encore croire littéralement en mes rêves qu’aux mensonges que les Russes nous racontent. Au siècle dernier, ils nous ont mis de force dans leurs kolkhozes, envoyé nos enfants dans des internats où ils leur ont fait l’école en russe, pour leur faire oublier leur propre langue. Leurs parents étaient illettrés, comment auraient-ils pu s’intéresser à la politique ? Avec les journaux, ils fabriquaient des cigarettes. Les Soviets ont tué leur culture, colonisé jusqu’à leurs corps. À l’internat ils les ont habillé gratuitement, à la russe, et on continue à porter leurs vêtements. Même si les miens aujourd’hui vous semblent ridicules, c’est quand je porte ceux des Russes que je suis déguisé en ce que je ne suis pas. Parce que je suis un Evenk. Je ne veux plus de leurs habits, et je ne veux plus du nom qu’ils m’ont donné. Je m’appelle Ureltu, c’était le nom d’un grand écrivain de mon peuple. Il écrivait ses poèmes dans notre langue. »
A la surprise d’Oak, il se mit à en déclamer un, impeccablement, en evenk. Elle n’en comprit évidemment pas un mot, mais Ureltu lui répéta ensuite la traduction :
« Si j’oublie mon parler natal
Et les chants que chante mon peuple
A quoi servent mes yeux et mes oreilles ?
A quoi sert ma bouche ?
Si j’oublie l’odeur de la terre
Et ne la sert pas bien
A quoi servent mes mains ?
Pourquoi je vis dans ce monde ?
Comment puis-je croire à l’idée absurde
Que mon langage est faible et pauvre
Si les derniers mots de ma mère
Ont été en evenk ? »
Qu’est-ce qu’elle pouvait répondre à ça ?
Il avait raison.
Ce n’était pas qu’elle ne comprenait pas sa révolte. C’était juste qu’elle s’en foutait.
Il y avait eu un temps pour les révolutions, un temps pour le futur et l’espoir.
Il était mort depuis avant leur naissance.
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