Fyctia
Charles II et le mammouth 3
Oak, marchant d’un pas leste à travers les herbes hautes, sortit de sa poche son paquet de bidis. Elle ne chassait pas, aujourd’hui, alors elle avait le droit à une clope. La fumée un peu mentholée de la feuille de kendu qui retenait le tabac faisait un bon répulsif à moustiques.
Derrière elle, le môme peinait à caler son pas sur le sien. Il puait un mélange épais et écoeurant de la graisse de renne de son costume à la peau mal tannée, de la carcasse putride du mouton qui avait dégouliné le long de son dos, et de sa propre transpiration de stress et de chaleur.
« Enlève cette merde, tu me donnes chaud. »
Vaincu, penaud, il retira la tunique qui formait le haut de son accoutrement ridicule. En dessous, il portait un teeshirt Adidas de contrefaçon, où était écrit en gros « ADDAS » sous un logo à quatre bandes au lieu des trois iconiques.
Oak roula des yeux exaspérés.
« J’aurais mieux fait de laisser Kino achever tes souffrances, marmonna-t-elle en français.
- Pardon ?
- Rien, laisse tomber », dit-elle en anglais.
Il était ici comme un parfait étranger alors que le sang de cette terre avait coulé durant des millénaires dans les veines de ses ancêtres, et le triste spectacle de cet enfant mal déguisé en chasseur traditionnel, se promenant en touriste ahuri sur un territoire dont les secrets auraient dû être son héritage, déprimait Oak au plus haut point.
Elle connaissait la culture evenk. Peut-être même mieux que lui. Parce que les Evenks, jadis, avaient été des nomades, et des chasseurs, alors elle avait lu ce qu’elle avait pu trouver sur leur histoire, et avait encore approfondi ses connaissances depuis son arrivée dans la Kolyma. Oak était toujours curieuse de connaitre les endroits où elle voyageait et travaillait, même très provisoirement, et de comprendre quel genre d’humains elle allait y rencontrer et ce qu’elle pouvait apprendre d’eux en terme de chasse.
Les Evenks avaient été une immense déception.
Il y avait eu de grands mouvements de population dans la région au cours des dernières décennies, l’ouverture de la route commerciale du Nord, suite à la fonte permanente des glaces, avait redonné un second souffle à ce territoire qui tombait auparavant en désuétude. Un port industriel avait pris son essor à Tcherski, la grande ville la plus proche, et des mines de charbon et de pétrole s’étaient à nouveau creusées un peu partout. La démographie s’était retrouvée chamboulée par cette petite révolution industrielle locale, et de nouveaux habitants étaient venus, attirés par la promesse d’un emploi.
Mais ici, comme partout, l’essor industriel avait été un mirage rapidement dissipé par les crises économiques successives. Le nouveau marché n’avait pas tenu quinze ans avant de s’effondrer, et la région de Tcherski était engluée dans des cycles de licenciements, fermetures, relances vaines, exil rural suivi d’exil citadin et ainsi de suite, sans fin et sans solution à long terme.
Les Evenks avaient payé le plus lourd tribut à ce naufrage social ordinaire.
Ils étaient montés nombreux au Nord, pour travailler comme ouvriers non qualifiés sur les grands chantiers des pipelines et des mines, pour déboiser, creuser, dévier des cours d’eau. Et une fois tous les arbres coupés, les rivières empoisonnées, la terre souillée, et leurs emplois tués par la crise, ils étaient resté.
Oak les avait vu, les semblables de ce garçon. Elle en croisait plein quand elle allait à Tcherski, qui trainaient dans les rues, désœuvrés, souvent beurrés dès midi. Ils étaient allé à l’école, tous, mais leur futur, aujourd’hui, c’était d’être pêcheurs, piégeurs à fourrure, paysans ou éleveurs de rennes. Pas parce qu’ils renouaient avec les traditions de leurs ancêtres, mais parce que la crise économique ne pouvait leur offrir aucun autre métier, peu importe leur niveau d’études. Leur quotidien était davantage ceux de Russes misérables que d’autochtones en éveil identitaire.
Ce gamin, qui parlait un bon anglais, était voué à passer le reste de sa vie à vider des poissons ou achever des loutres à coup de bâton. Ce qui se rapprochait le plus du mode de vie nomade de ses ancêtres, ça aurait été éleveur de rennes. Mais les bêtes coûtaient cher, la terre encore plus, et les places étaient déjà prises. Les troupeaux actuels, ou plutôt ce qu’il en restait, souffraient de consanguinité, les rennes naissaient de plus en plus petits. Leurs bergers ne voulaient plus vivre la vie nomade, et rêvaient désormais de clôtures autour de leurs pâturages. Leurs esprits, eux aussi, étaient clôturés.
La culture evenk, déjà dramatiquement diluée par la soviétisation au siècle précédent, avait été achevée par le néo-libéralisme de l’actuel.
Les autorités locales russes feignaient d’émettre de petits efforts en faveur de la diversité et des traditions, en subventionnant des événements soit-disant culturels, mettant en scène des danses et des musiques aussi pathétiquement en décalage et artificielles que l’accoutrement de ce garçon. On produisait un mirage, on fêtait une culture imaginaire.
De leur côté, une nouvelle génération de jeune activistes evenks, cherchait à renouer avec des traditions véritables, à travers une néo-spiritualité ardente, mais tristement lacunaire.
Il suffisait de voir le costume de carnaval de ce pauvre mioche pour mesurer toute l’étendue de leur échec.
Oak regrettait un peu de ne pas avoir laissé Kino le bouffer. Ça aurait été le truc le plus authentique qui aurait pu lui arriver, après tout. Pourquoi avait-elle commis ce beau geste, elle qui n’accordait pas davantage de valeur à la vie humaine qu’à celle des animaux ? Ce gamin stupide était une proie, au nom de quoi empêcher qu’il soit chassé par un prédateur naturel ? Les tigres de Sibérie avaient mis ses ancêtres au menu jadis, pourquoi est-ce que ça aurait dû être différent aujourd’hui ?
Par curiosité, évidemment. Elle n’était pas humaniste, mais elle aimait la nouveauté, et les surprises piquaient son intérêt. Ce n’était pas un braconnier, pas non plus un journaliste, ça non, c’était une toute nouvelle espèce de casse-pieds. Et elle était intriguée.
« Explique-moi ce qu’un Evenk pré-pubère avec un déguisement d’homme des cavernes fout dans mon parc, ordonna-t-elle. Et tâche d’être convainquant.
- C’est pas un déguisement, protesta-t-il à nouveau. C’est ma tenue traditionnelle.
- De quelle tradition ? rétorqua-t-elle. Concours annuel de sosies d’Ötzi ? »
Elle vit la figure du gosse se plisser d’incompréhension. Évidemment, il n’avait pas la moindre idée de qui elle parlait.
« Laisse tomber. Alors, cette explication, elle vient ? »
L’adolescent ravala sa salive, et redressa le menton, dans une attitude qui se voulait assertive et fière, mais qui fit surtout gigoter comiquement son rideau de perles facial.
« Je suis venu pour tuer un tigre, et obtenir des pouvoirs magiques. »
Alors celle-là, elle ne s’y attendait pas.
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Jay H.
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WildFlower
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Gottesmann Pascal
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