Fyctia
Espèce en voie d'apparition 6
C’est d’abord à l’œil nu qu’elle observe sa zone de chasse. La lunette de précision, il ne faut en ôter le cache qu’au tout dernier moment, car la lentille se trouble sous le gel en quelques minutes.
Mais sa vision, aiguisée par une vie entière de pratique, n’a aucun mal à repérer l’objectif, même de loin.
La tigresse Nadejda, encore plus volumineuse que d’ordinaire parée de son pelage d’hiver épais, arpente son territoire. Le moindre de ses mouvements dégage une impression de puissance vibrante, de force contenue. Elle est capable de manger dix kilos de viande par jour. Ses empreintes de pattes sont larges comme une main d’adulte. Son territoire couvre des centaines de mètres carrés.
Elle se déplace comme une divinité.
Silencieusement, la chasseuse la salue.
Une fois de plus.
Derrière leur mère, avancent en sautillant dans la couche neigeuse trois petits tigres, nés en automne.
La chasseuse ne sait pas quels noms le programme de protection leur a donné, à eux. Elle ne leur en a pas donné non plus. C’est idiot, il ne faut pas nommer les animaux, ça ne sert à rien.
Même les animaux qu’on a pris l’habitude de côtoyer.
Aujourd’hui, les trois bébés tigres ont atteint un âge suffisant pour commencer à valoir des fortunes au marché noir, pour le moindre de leurs organes. Pour les charlatans de la médecine chinoise qui vous promettent vie éternelle et virilité infaillible, les milliardaires bouffis d’orgueil qui arborent une peau de tigre dans leur salon comme la Lamborghini dans leur garage et la top model à leur bras, les chasseurs-acheteurs qui accordent plus de prix au trophée qu’à la traque, faisant d’eux davantage des touristes collectionneurs de souvenirs que des chasseurs véritables.
Le secret de leur existence n’a pas tenu longtemps. Avant-même leur naissance, les enchères avaient démarré sur le marché parallèle. A la bourse du braconnage et du trafic illégal, leur valeur n’a fait qu’augmenter. Des sommes vertigineuses sont déjà passées de compte en compte. Des miettes de tigre achetées et revendues cent fois déjà, dans les spasmes absurdes et kafkaïen de la spéculation.
Les investisseurs n’attendent plus qu’une chose aujourd’hui, pour enflammer le marché, pour faire des fortunes et des ruines. Cette chose, jusqu’à aujourd’hui immatérielle, traduite en colonnes de chiffres, en zéros et en uns, a maintenant la forme des balles de sa carabine.
Ces petits tigres et leur mère, ils sont aujourd’hui plus rares que le métal précieux d’une météorite, plus cotés qu’un De Vinci, plus convoités que la plus célèbre des stars d’Hollywood.
Aujourd’hui, l’être humain qui les a dans son viseur, est potentiellement une des personnes les plus riches de la planète.
Aujourd’hui, c’est ironiquement une femme qui se moque complètement d’être riche qui sourit à demi. Le contenu de son compte en banque ne l’intéresse pas, mais le compte en banque de son âme, son âme qui est aussi froide que toute cette neige qui l’entoure, lui, sera magnifiquement rempli ce soir.
Avec tout le respect qu’elle lui devait, Nadejda n’était au fond que la plus redoutable prédatrice de la région. Alors qu’elle, elle était la chasseuse la plus redoutable du monde.
Elle retire le cache du viseur.
C’est un rendez-vous volé. C’est un cadeau immérité. C’est un privilège offert à peu.
Il n’y a rien de plus beau au monde, se dit-elle une fois de plus, que ces créatures là.
S’arrachant presque à regret de la contemplation des tigres — car le temps se mesure désormais en clarté de lentille disponible — elle pivote et son viseur glisse jusqu’à l’autre silhouette qui se découpe sur la neige, à plusieurs dizaines de mètres.
Le gibier qu’elle n’a encore jamais chassé.
Il est là où elle s’attendait à le voir, très exactement. Il a choisi comme point d’affût, et comme angle de tir, l’endroit précis où elle avait calculé qu’il serait. Les bons chasseurs suivent les traces. Les chasseurs exceptionnels les anticipent.
Lui aussi, il a découvert la piste des tigres grâce aux empreintes. Lui aussi, il est venu au rendez-vous de leur passage, ce jour-là. Il est presque aussi invisible qu’elle, avec le même genre de tenue de camouflage. Mais, malheureusement pour lui, le braconnier n’avait prévu de se dissimuler qu’à la vue de la tigresse, pas à la sienne.
Excès de confiance.
La tête de l’homme se découpe nettement dans son viseur. Il vient seulement de poser son barda, et de sortir son équipement. Il est en retard, il se dépêche. Il est en train de déplier un trépied pour son fusil.
« Un trépied », murmure-t-elle, avec un mépris acide dans la voix.
Son père lui disait toujours : y a que les gens qui n’ont pas la colonne vertébrale assez solide, qui ont besoin d’un trépied pour viser.
« Moi j’ai jamais utilisé… »
Elle met son index sur la détente.
« … de putain de trépied. »
Le coup de feu part, avalé en grande partie par le silencieux, réduit à un bref petit claquement, emporté par le vent immédiatement.
D’un endroit qu’il ne pouvait pas voir, provient un son qu’il ne pouvait pas entendre.
Dans le viseur, une belle et brève fleur rouge éclot sur le crâne du braconnier.
Son corps tombe dans la neige en silence, alors que la chasseuse redresse son arme, et remet le cache de sa lunette.
Sur son visage, un sourire de délice, d’obscène jouissance aux lèvres. Un sourire plus sincère et superbe qu’elle n’en a jamais offert à un autre être humain.
Elle rejette la tête en arrière, et rugit de plaisir. Longuement, et de toute sa voix.
Terminé, le silence.
Maintenant, elle veut le crier.
Le plaisir de la mise à mort, après celui de la traque. Le bonheur de la chasse accomplie. La violence et la beauté et la cruauté et la victoire et le goût du sang.
Comme un animal.
Son rugissement inhumain se termine sur un rire rempli d’une joie brute d’enfant. Il s’en va résonner loin à travers les étendues gelées, les forêts figées, il s’en va se planter dans le coeur terrifié de ceux qui vont contribuer à en faire une légende locale, à conter au coin de feu à la veillée, pour les gamins avides de frissons, pour les adultes trop téméraires, pour mettre en garde les prochains fous qui oseraient vouloir s’en prendre aux derniers tigres de Sibérie, ces bêtes désormais mythologiques, protégées par un monstre implacable plus froid et terrible que la glace, aujourd’hui, et tous les jours qui suivront.
Un braconnier après l’autre, jusqu’à ce que l’humanité réapprennent enfin à avoir peur des tigres.
C’était bien vrai, que le gouvernement russe était prêt à tout au nom de l’Espoir.
C’était bien vrai, qu’elle, vivait pour chasser, et aimait ça plus que tout au monde.
Aujourd’hui comme hier, et demain.
Колыма значит смерть.
Kolyma veut dire mort.
Espèce en voie d'apparition est maintenant terminé.
Je vous remercie immensément d'avoir lu cette première nouvelle jusqu'au bout. J'ai en grande partie entamé la rédaction de la suite, elle ne tardera pas à arriver.
99 commentaires
Christellaa
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Il y a 2 ans
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Il y a 2 ans
Christellaa
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Il y a 2 ans
Jay H.
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Janicelesmaux
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