Fyctia
Espèce en voie d'apparition 5
A l’extrémité nord-orientale de la Sibérie, dans l’ancienne République de Sakha, où la rivière Kolyma vient mourir dans l’Océan Arctique, se trouve, ce que l’on a appelé à la fin du vingtième siècle le Parc du Pléistocène. Ses 160 kilomètres carrés d’étendues sauvages furent l’objet d’une recherche scientifique de pointe sur les écosystèmes arctiques.
Le pari de l’époque était à l’image de beaucoup de projets écologiques à la charnière du 20ème et 21ème siècle : ambitieux, démesuré, et utopique. C’était le rêve d’un homme, le géophysicien Sergei Zimov, qui y consacra sa vie. Le but était de freiner la fonte du permafrost en remplaçant les étendues forestières et marécageuses de la taïga par la steppe originelle du pléistocène, autrement dit, la dernière ère glaciaire. Cette refonte intégrale du paysage devait se faire grâce à la réintroduction de l’écosystème originel de l’époque, c’est à dire des troupeaux de grands herbivores : le cheval yakoute, le boeuf musqué, le yak, le renne, mais surtout, le plus grand et le plus mythique de tous : le mammouth laineux.
Lors de l’époque de splendeur du parc, dans les années 2020, la nécromancie moderne qu’on appelait biotechnologie parvint à le faire revenir d’entre les morts. Et puis ce coup d’éclat technologique et scientifique fut oublié, de même que le parc et ses rares mammouths survivants, abandonnés à leur sort.
Aujourd’hui, le parc n’accueille plus ni chercheurs, ni journalistes, ni visiteurs.
Le rêve avait laissé place à un réveil amer. Le Pléistocène ne faisait pas le poids contre l’Anthropocène. Rien ne pouvait plus empêcher la fonte du permafrost. La route maritime du Nord, reliant le port de Mourmansk au détroit de Béring, grâce à la disparition de la banquise, était devenue un tel enjeu commercial que les gouvernements russes et chinois avaient littéralement accéléré la fonte des glaces pour ouvrir leur nouvelle Route de la Soie polaire.
Raccourcir de quinze jours le trajet par rapport à la route passant par Gibraltar, ça valait amplement la peine de défigurer le monde.
Abandonné, laissé à son sort, le Parc du Pléistocène a pourtant continué à remplir en partie son objectif. Faute de sauver le permafrost, les grands herbivores se sont multiplié et ont transformé le paysage en immenses plaines herbeuses, créant un nouvel écosystème, équilibré, parfaitement autonome. Un endroit presque littéralement hors du temps, échappant momentanément aux désastres de son époque.
L’abondance de proies a fait progressivement revenir leurs prédateurs naturels dans le Parc.
Il est aujourd’hui l’ultime royaume des derniers tigres de Sibérie.
La chasseuse parcourt du regard la zone, vérifie une dernière fois la direction du vent, et rejoint son point d’affût.
Dédaignant la motoneige, trop bruyante, elle a skié plusieurs heures pour se rendre à cet endroit stratégique, changeant les skis pour des raquettes peu avant d’arriver sur place.
On est ici au dessus de la limite du cercle arctique.
La température est actuellement de - 30°C.
A cette température, les batteries au lithium des appareils photos et des téléphones portables cessent de fonctionner.
A cette température, respirer devient douloureux, et vous évitez de prendre de trop profondes inspirations, sans quoi l’air vous poignarde de l’intérieur.
A cette température, vos cils et vos cheveux gèlent, votre salive vous glace la bouche et la gorge.
Le froid ici peut vous tuer en moins d’une heure.
Mais une seule minute ici, vous fait vous sentir plus en vie que n’importe où ailleurs.
Seuls les braconniers les plus expérimentés, les mieux préparés, peuvent prétendre venir chasser ici. La région de la Kolyma, depuis toujours, a été synonyme de peur, de danger. Au fil des siècles, les hommes y ont été aussi cruels et impitoyables que le climat.
Il y a des routes associées à des histoires sinistres, mais aucune ne tient la comparaison avec la Route Fédérale Russe de Kolyma, la M56. Elle était le symbole du Far East soviétique, la route de la ruée vers l’or, celle où les prospecteurs étaient des esclaves. A l’époque du Goulag, on l’appelait la route des ossements. Ça n’avait rien d’une métaphore. On l’avait littéralement bâtie sur un cimetière de Zeks.
« Колыма значит смерть », « Kolyma znatchit smert » disait-on en ce temps-là.
Kolyma veut dire mort.
Une maxime, connue dans toute l'URSS, disait :
Kolyma, Kolyma, ô planète enchantée.
L’hiver a douze mois, tout le reste c'est l'été.
Mais les animaux, eux, n’ont pas de mémoire collective des génocides.
Ici, dans les plaines enneigées du Parc du Pléistocène, on se trouve si loin de tout que même le talon de fer de la Russie soviétique n’a pu marquer le paysage. L’ex camp de travail le plus proche ne se trouve qu’à plus d’une centaine de kilomètres — pour la Sibérie, c’est à la fois près et loin.
Ici, ce n’est pas un lieu pour les humains.
La chasseuse est ici comme en terre promise. Nettoyée de la civilisation, son esprit glisse sur la neige, nu et froid et sans morale.
Terminés, le soda, les parties de flipper et les cigarettes. Elle ne fume jamais lorsqu’elle chasse. L’odeur. Il faut être irréprochable, indétectable. Il faut être un fantôme.
En cet instant, véritablement, c’est ce qu’elle est. Sa tenue de camouflage, blanche striée de gris légers, la confond avec la neige. Ses pas chaussés de raquettes ne produisent que des petits craquements étouffés, à peine des ombres de sons. Lorsqu’elle se défait de son sac à dos, et que ses mains gantées se referment sur sa carabine, c’est dans un bruissement soyeux.
Les traces qu’elle a repérées les jours précédents ont été remplacées par de nouvelles, venant apporter une confirmation supplémentaire à ses prévisions. C’est une piste de tigre, et elle est empruntée régulièrement.
Bientôt adviendra le moment que la chasseuse attend depuis des jours.
83 commentaires
Jay H.
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Il y a 2 ans
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Il y a 2 ans
Tess Balade
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Il y a 2 ans
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Janicelesmaux
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Janicelesmaux
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AlexyaTH
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