Fyctia
Espèce en voie d'apparition 4
Le Russe avait sorti un morceau de papier, qu’il lui tendit. C’était une photo. Celle d’un animal, visiblement prise sur le vif, dans son milieu naturel. Elle reconnut l’espèce immédiatement.
Il n’avait pas menti, ça n’avait aucunement rien à voir, comme il disait.
« Un tigre de Sibérie. C’est ça que vous me proposez ? De chasser un animal qui n’existe plus ? Une espèce… »
Elle se pencha vers lui, ses yeux acérés.
« … éteinte ? »
Il n’y avait plus de tigres de Sibérie. Le programme de protection avait échoué avant sa naissance. Les animaux réintroduits avaient été tous tués depuis longtemps. Et les tentatives de reproduction entre les rares pensionnaires de zoos avaient toutes failli, à cause de la consanguinité trop importante, et surtout, de l’épidémie du HIV félin. Le dernier tigre en captivité était mort depuis des années déjà. Les tigres de Sibérie avaient rejoint la longue cohorte des victimes de la sixième extinction.
Comme pour d’autres, on avait évoqué le projet futuriste d’une renaissance par la science, à travers l’ADN, le clonage. Mais comme pour les autres, l’argent et les ressources avaient manqué, dans ce monde qui s’était lentement effondré sur les ruines de son propre progrès dévorant.
Une espèce éteinte de plus. Trop d’espèces l’étaient, actuellement. A vrai dire, la chasseuse se demandait parfois, si elle aussi, ne faisait pas partie d’une espèce en voie d’extinction.
« Ils ne sont pas éteints, répondit l’homme. Pas encore. Officiellement oui, mais en réalité, il en reste quatre. »
Elle l’écouta avec la plus grande attention. Mentait-il ? Faire tout ce chemin jusqu’à chez elle, au fin fond de la Fédération Autochtone Nord Québécoise, juste pour lui débiter un mensonge aussi énorme ? Quel sens ça aurait eu ?
Les animaux mentaient rarement, les humains presque tout le temps, et elle n’était pas très douée pour identifier la fausseté chez ses semblables. Les sous-entendus, l’implicite, la manipulation, ce n’était pas son truc. Elle avait réussi au fil du temps à passer pour quelqu’un capable de discernement, mais en réalité, c’était parce qu’elle se méfiait de tout le monde.
« L’information est hautement confidentielle, aucune communications aux médias, reprit le Russe. Seulement quatre tigres. Pas de réintroduction, ces quatre sont authentiques, nés sauvages là-bas, en Yakoutie. Ce sont les tout derniers. Elle sur la photo, c’est la seule femelle. Le programme de protection du gouvernement l’a appelée Nadejda, ça veut dire Espoir en russe. Elle est sur le point de donner naissance à des petits. »
En voilà une qui porte bien son nom, se dit cyniquement la chasseuse, en reportant son regard sur le cliché.
Elle n’avait pas besoin qu’on lui fasse davantage les présentations. Il s’agissait là d’un animal si mythique, si emblématique, qu’elle pouvait déjà se réciter dans sa tête sa carte de visite. Le tigre de Sibérie était le troisième plus gros prédateur terrestre, après l’ours kodiak et l’ours polaire. De 200 à 300kg, et 3m de la tête à la queue. Les plus grands de tous les tigres.
Nadejda en était un parfait spécimen. Même avec la qualité un peu mauvaise de la photo, prise de loin, on pouvait déjà deviner la force, la puissance et la beauté incomparables qui émanaient d’elle.
C’était une bête à couper le souffle. Une créature née pour arpenter le monde d’un pas de souveraine.
Pour un chasseur, un trophée comme on n’en remporte qu’une fois au cours d’une vie.
Elle fournit un effort immense pour ne rien laisser paraître de son émotion, pour conserver un visage de marbre. Elle s’alluma une seconde bidi pour se donner une contenance, mais ses doigts tremblaient presque d’excitation.
« Nadejda c’est plus juste un tigre, reprit l’homme, c’est devenu un symbole, et aussi un vrai enjeu politique. Le gouvernement est prêt à faire n’importe quoi, et à dépenser des sommes astronomiques pour la sauvegarder. Mais les trafiquants, eux, ils sont prêts à payer encore plus. La plus petite miette de cet animal et de ses futurs enfants vaut plus que l’or au marché noir. C’est dans l’heure actuelle, le plus gros contrat pour du braconnage qui existe au monde, qui ait jamais existé dans l’histoire, peut-être bien. Plus d’argent qu’on ne peut imaginer.
- Je vous l’ai déjà dit, l’argent, ça ne m’intéresse pas. Y a qu’une seule chose qui m’intéresse.
- Quoi ? »
Elle s’accorda enfin un sourire. C’était un sourire désagréable, cynique. Prédateur.
Elle dit ce qu’ils savaient déjà tous les deux, avant même que le Russe entre dans ce bar.
« La chasse. »
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Christellaa
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