Fyctia
Espèce en voie d'apparition 2
Elle était en train de faire une partie de flipper lorsque l’homme entra dans le bar.
Elle tournait le dos à l’entrée, mais elle perçut le bref changement d’ambiance dans la pièce, et se retourna, comme les autres consommateurs.
C’était le genre de bar où, quand un étranger entrait, on l’identifiait immédiatement, surtout un blanc. Non pas que les gens d’ici soient inhospitaliers de nature, mais on était au fin fond de la réserve autochtone, ici quand quelqu’un passait la porte, c’était presque toujours quelqu’un qu’on connaissait déjà.
Elle-même, pouvait appeler par son prénom chacune des personnes présentes ce soir-là, jeunes ou âgées, car elle avait grandi avec. La patronne du bar n’avait plus besoin depuis longtemps de lui poser de questions, elle lui sortait un petit tas de jetons de flipper sur le comptoir dès qu’elle la voyait entrer dans le bar. A force, elle ne lui faisait même plus payer. Il n’y avait quasiment plus que la chasseuse qui y jouait, de toute façon, et, dans la « réz », depuis l’autonomie, on n’utilisait presque plus l’argent liquide. Le dollar continental ne faisait que se casser la gueule toujours plus bas depuis une décennie.
L’inconnu, loin de s’offusquer ou s’inquiéter des regards curieux qu’on lui adressait, y répondit par un petit salut de la tête.
Il parcourut du regard la salle — ce n’était pas une grande surface à parcourir, et il n’y avait même pas dix clients ce soir-là — et son regard s’arrêta sur la chasseuse.
Elle n’avait jamais vu ce type, ou bien pas assez longtemps pour s’en souvenir, mais lui, de toute évidence, la reconnaissait. Il s’approcha et lui demanda si elle était bien la personne qu’il recherchait. Il n’utilisa pas son prénom — personne en dehors de la réz n’était capable de le prononcer correctement de toute façon — mais le nom était correct.
C’était un Russe, elle l’avait compris immédiatement à son accent.
Elle n’aimait pas les Russes.
Elle hocha la tête, il la salua et se présenta en retour, lui débitant son nom et son prénom, effectivement russes, qu’elle oublia aussitôt. Elle reporta son attention sur sa partie et propulsa une nouvelle boule dans le jeu.
« Vous avez quelques minutes pour m’accorder ?
- Qu’est-ce que tu me veux ? » dit-elle, sans lâcher son flipper des yeux.
Il fronça un peu les sourcils face au ton familier, juste un peu, avant de se reprendre. De toute façon, si on lui avait un tant soit peu parlé d’elle, il devait s’y attendre. Ça faisait des années qu’elle n’avait plus vouvoyé quiconque.
La politesse. Un truc d’humains.
Les animaux ne se vouvoient pas. Les animaux n’ont pas besoin de politesse. Ni de noms.
Sur beaucoup de points, elle se sentait plus proches des animaux.
Sur certains autres, non. Les animaux, par exemple, n’avaient pas de sodas, et pas de flipper.
C’était pour ça qu’elle continuait à venir dans ce bar, de temps en temps, pour boire du soda, et faire quelques parties de flipper. Elle aimait bien chasser les boules métalliques tout autour de leur circuit mécanique. Elle aimait l’aspect hasardeux, aléatoire de leur trajectoire, et pourtant anticipable pour un œil aiguisé. Elle aimait aussi le billard pour la même raison. Mais le flipper, c’était mieux. Plus nerveux, plus rapide.
Tous les high scores du flipper du bar portaient son nom. Soirée après soirée, elle remettait son titre en jeu et essayait de gagner contre le flipper. Contre elle-même en réalité.
C’était le seul adversaire intéressant, de toute façon, et le seul qui vaille la peine d’être battu.
« J’ai une offre de travail à vous faire. »
Elle daigna accorder un peu plus d’attention à ce Russe malpoli qui venait la déranger et la vouvoyer en pleine partie de flipper. Juste quand elle s’apprêtait à débloquer le multiball, en plus.
Il ne partait pas gagnant, ce Russe. Et il aggravait encore son cas en venant lui offrir quelque chose dont elle n’avait pas besoin.
Mais elle se dit que puisqu’il était là, autant écouter ce qu’il avait à dire. Elle était une femme certes misanthrope, mais pas pour autant antipathique, car ce n’est pas exactement la même chose.
Elle n’aimait pas les Russes, mais pas non plus les non-Russes.
La vérité, c’était qu’elle n’aimait pas les gens tout court, toutes nationalités et identités confondues. Mépriser l’humanité en tant qu’espèce faisait l’économie du racisme.
Elle alla s’assoir à sa table attitrée, où l’attendaient déjà son paquet de clopes et ses jetons de flipper. Elle était une des rares personnes de sa génération à ne pas utiliser de vapoteuse connectée, mais des vraies cigarettes, à l’ancienne. Les bidis qu’elle fumait étaient devenus introuvables en Amérique de Nord, elle se les faisait envoyer par la poste directement d’Inde. Les femmes et les enfants qui les roulaient ne gagnaient pas en une journée l’équivalent d’un de ses jetons de flipper.
« Qu’est-ce que vous buvez ? » demanda le Russe alors qu’elle s’en grillait une.
Il avait entamée la conversation en français, elle la poursuivit de même.
« Un Dr Pepper. »
Arrêter totalement l’alcool, elle avait au moins réussi ça, au fil des années. Dans les communautés autochtones, l’alcoolisme était à peu près aussi traditionnel que la chasse.
Le Russe sembla un peu surpris, là aussi. Mais il sourit.
« Deux Dr Pepper, alors. »
Il alla les chercher au bar lui-même. Lorsqu’il revint avec les deux boissons et deux verres, il transvasa son soda, mais elle préféra boire le sien à la canette.
« C’est une chose très typique de Canadien, de boire du Dr Pepper pour une soirée ? questionna-t-il, toujours souriant.
- C’est pas le Canada ici, c’est le Québec, rétorqua-t-elle.
- Acceptez mes excuses, répondit-il sincèrement de son accent râpeux. Je ne cherchais pas le manque de respect. Je suis assez loin de chez moi.
- Je connais ça », lui concéda-t-elle.
Pour un Russe, il parlait un excellent français. Meilleur que son russe à elle. Et il semblait à l’aise comme un homme qui a l’habitude de voyager et de rencontrer toutes sortes de gens.
Depuis le début, sans avoir l’air d’y toucher, elle le détaillait, et ne parvenait pas à deviner à quelle catégorie il pouvait bien appartenir. Ce n’était pas un chasseur, de ça, elle était certaine. Pas un touriste non plus, Dieu merci. Il n’avait pas non plus l’arrogance suintante des clients riches, ni des gens bossant pour l’état ou l’armée ou les grandes corporations.
« C’est quoi, le boulot ? attaqua-t-elle, pressée de percer à jour son interlocuteur.
- Une partie de chasse. Très spéciale.
- Elles le sont toutes. »
S’il y avait bien un avantage à la chasse, c’était celui-là. A l’instar des parties de flipper, aucune partie de chasse n’était exactement semblable à une autre. Les humains ne parvenaient presque jamais à surprendre, tandis que les animaux le faisaient presque toujours.
« Pour celle-là, il nous faut le meilleur chasseur qu’on puisse trouver, continua l’homme. Renseignements pris, il ressemble que ce soit vous, le meilleur — la meilleure, pardon. »
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Jay H.
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