Eponyme Solastalgia Espèce en voie d'apparition 1

Espèce en voie d'apparition 1

La chasseuse était née en 2034, l’année des derniers Jeux Olympiques, cet ultime symbole moribond de coopération internationale.


En grandissant, son père lui avait appris à chasser. La plupart des gens chassaient dans sa communauté. Ils l’avaient toujours fait, depuis bien avant que l’homme blanc colonise son peuple.


Les gens de chez elle chassaient par nécessité, par tradition un peu aussi. Elle, avait découvert rapidement qu’elle était différente.


Elle chassait par vocation.


Elle s’était mis à le faire plus souvent, plus intensément que toutes les personnes qu’elle connaissait. Rapidement, son père n’avait plus rien eu à lui apprendre, ni personne dans son entourage. Son univers lui avait vite semblé trop petit, trop figé, étriqué, usé. Elle avait voulu voir du pays, elle avait voulu découvrir le monde.


Elle avait monnayé son unique réel talent, sa raison de vivre, et était devenue chasseuse professionnelle.



Très vite, ses capacités, ce don presque surnaturel qu’elle avait pour la traque, avaient forgé sa réputation.


Elle était une encyclopédie vivante de la chasse, toutes les techniques, les savoirs-faire, les connaissances que l’être humain avait développées au fil des siècles, elle les avait intégrées et maitrisées. Passionnée, avide d’apprendre, elle avait parcouru le monde entier, dévorant, absorbant toutes les formes de chasses. Chasse au poste, au leurre, aux toiles, à l’affût, à l’approche, billebaude, vénerie, piégeage, déterrage, furetage. Elle maitrisait à la perfection toutes les armes de jet et de visée, arc, arbalète, toutes les armes à feu de tous les calibres, sa précision en matière de tir était légendaire parmi ses pairs. Elle avait appris la fauconnerie avec les Kirghizes d’Ouzbékistan, le Sia heu lupe au Tonga, et découvert les liens entre chasse, spiritualité et politique avec les confréries de chasseurs bambaras du Mali.


Mais progressivement, elle avait fini par trouver les humains prévisibles, ennuyeux, arrogants autant que limités. 
Rencontrer et partager avec ses semblables aux quatre coins du monde l’avait paradoxalement confortée dans un sentiment profond, instinctif, de misanthropie. Elle avait poussé sa propre philosophie de la chasse jusqu’au point où elle s’était dit que l’humanité ne devait en prendre qu’une part limitée, que ce rituel sauvage, radical, magique, de la vie et de la mort entremêlées, était la loi naturelle des animaux. Le spécisme, l’anthtropocentrisme, étaient des poids idéologiques qui entravaient son idéal de chasseuse.


Après avoir absorbé et digéré les connaissances humaines, elle se mit à apprendre des animaux. Solitaire, en rupture, elle observa une variété fabuleuse d’espèces, des plus grands prédateurs aux proies les plus insignifiantes. Les meilleures techniques, les plus purs et anciens savoirs, se trouvaient là, lisibles à qui savait les déchiffrer.


Elle apprit à devenir invisible, à anticiper les déplacements de ses proies, à remettre en question ses propres perceptions pour appréhender les pyramides sensorielles des autres espèces animales. Elle découvrit qu’on ne se cache pas de la même manière d’un cerf, d’un loup, d’un lièvre, elle apprit à repenser la vision, en panoramique, en bi-chromatique, en infrarouge, à envisager son environnement comme un paysage sonore ou olfactif.


Elle devint une légende, une référence dans le milieu. On prononçait son nom avec respect, sa réputation la précédait partout, ses services se monnayaient à prix d’or.

En un peu plus de quatre décennies, elle était allé partout, avait participé aux plus ambitieuses campagnes de régulation, aux safaris les plus coûteux, aux études sur la faune les plus avancées, elle avait guidé des touristes richissimes ou bien des biologistes passionnés, au coeur des secrets des forêts et des montagnes. Dépourvue de ce que les gens nommaient pompeusement l’éthique, elle avait travaillé à la fois pour les écologistes et pour leurs adversaires. Dans un mélange de cynisme, d’opportunisme et de passion sincère pour la nature, payée tour à tour par des ONG, des programmes gouvernementaux, des fondations privées ou des particuliers fortunés, elle avait saisi la moindre occasion de se confronter au plus grand nombre d’animaux possible, avant leur inévitable extinction.


Pas tant pour avoir le privilège de les tuer, que pour pouvoir se dire qu’elle avait été témoin de leur existence.


Au fil du temps, toutefois, les connaissances et expériences accumulées la rendirent amère, désabusée.


Partout où elle allait, elle ne voyait que gâchis, dégradation, agonie d’écosystèmes exsangues, de faunes et de flores drainées, antagonisées, colonisées, vidées de leur force, de leur beauté.


Partout, l’être humain, cet enfant aveugle et sourd, limité à la seule perception de sa propre existence, détruisait, abîmait, et ne comprenait rien à rien. Il plantait des clous dans ses propres mains ouvertes, se condamnant à périr sur une croix qu’il avait lui-même construite, et il hurlait pour qu’on lui pardonne ses péchés.



La chasseuse n’avait jamais fait partie des activistes, des utopistes. Elle n’était qu’une observatrice, une témoin qui s’était toujours considérée comme impuissante. De pessimiste, elle devint fataliste.
 Tout ce qu’elle voyait, et ce qu’elle était, sa manière de vivre, n’était qu’un rouage dans une machine qui comptait à rebours.


Le temps était écoulé.



L’être humain, se rendit-elle compte, avait perdu sa place au sein du vivant, et ne méritait plus de chasser.




Elle cessa ses voyages, retourna chez elle, dans la maison de son enfance, parce qu’après avoir fait le tour du monde, au fond, elle n’avait nulle part d’autre où aller. Elle s’installa dans sa lassitude de l’existence, sa solitude volontaire, son mépris de toute forme de société humaine, son dégoût viscéral pour la politique, qu’elle soit néo-libérale ou anti-capitaliste.



Puis elle pourrit de l’intérieur.


Comme la clope oubliée au rebord du cendrier, elle se consumait lentement, sans but.

Dans sa maison en feu, la chasseuse, pour sa part, ne brûlait plus que modérément.

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102 commentaires

Mary Lev

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Il y a 10 mois

Un chapitre qui présente très bien ton premier personnage. On a hâte d’en savoir plus sur elle, le monde ou elle vit.

Christellaa

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Il y a 2 ans

Salut, je trouve que tu utilises de très jolies tournures de phrases. Comme l'être humain est un enfant sourd. // Je ne suis plus fan de dystopie, c'est trop déprimant.😅

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci. Oui, c'est sûr que c'est de la dystopie vraiment déprimante (bizarrement, la fin est plutôt happy end, pas pour la planète, mais pour les personnages, parce que bon, j'ai un petit coeur mou), c'était le thème Shadows, j'en ai bien profité.

Jay H.

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Il y a 2 ans

Ce chapitre est parfaitement dans la continuité du précédent. A travers la description de ton personnage et de ce qu'elle perçoit du monde, cette espèce de lassitude qui la pousse à s'isoler, on entend toujours cette véritable dénonciation de ce qui ne tourne pas rond dans notre société. J'ai noté quelques phrases fortes : "pas tant pour avoir le privilège de les tuer..."; "l'être humain, cet enfant aveugle et sourd..." (ma préférée :)) ; "comme la clope oubliée...". Tu prouves encore une fois avec ce chapitre que ton écriture est atypique et surtout très percutante.

Eponyme

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Il y a 2 ans

Elle voit ce qui ne tourne pas rond, mais elle est consciente qu'elle ne tourne pas rond non plus, elle est seule, désocialisée, amère.

Leana Jel

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Il y a 2 ans

Très dark, ce chapitre... ah la chasse un vaste débat ! Tu devrais lire l'homme-chevreuil, ça te plairait beaucoup je pense ! C'est l'histoire d'un homme qui a vécu avec des chevreuils pendant sept ans. Il raconte notamment comment il a vécu la chasse... sachant qu'il était du côté des traqués. Aujourd'hui il se bat pour une meilleure gestion des écosystèmes.

Eponyme

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Il y a 2 ans

J'ai pas lu le livre, mais j'ai entendu un podcast qui en parlait. Je ne m'identifie absolument pas à cette chasseuse, je suis végétarienne, plutôt antispéciste et contre la chasse.

Leana Jel

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Il y a 2 ans

Ça se ressent quand tu l'écris ! Je comprends mieux pourquoi cette chasseuse nous est aussi... Lointaine.

Mary Melody

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Il y a 2 ans

C'est un chapitre aussi intense que beau.

Eponyme

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Il y a 2 ans

Merci beaucoup !
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