Fyctia
Chapitre 5.2
Mon regard se durcit. Nous ne voyions pas les choses du même œil, lui et moi, et je ne voulais pas nécessairement que nous nous disputions à ce sujet. Il avait ses raisons, et j’avais les miennes.
— Je n’approuve pas le fait qu’il puisse jouer avec nos vies. Mais à défaut de lui échapper, j’admire ses capacités de création.
Shaïn serra les poings mais n’insista pas non plus. Il soupira plutôt devant sa tasse de café. Consommer quelque chose, à présent que nous n’avions plus à nous soucier de la faim, était surtout psychologique. Cela nous aidait à nous accrocher à la réalité. Enfin, pour eux.
— Tu sais ce que j’ai découvert aujourd’hui ? se lança mon ami.
Il y avait un brin d’excitation dans sa voix, ainsi que quelque chose d’autre. De l’émotion ?
— J’ai rencontré un petit groupe de joueurs qui veulent mettre en place un journal intermondes.
Je clignai des yeux.
— Un quoi ?
Il se fendit d’un sourire d’une oreille à l’autre.
— Un journal du jeu, si tu préfères. Ça fonctionne comme un journal traditionnel, mais avec les nouvelles de SE.
SE, l’abrégé que nous utilisions à présent pour désigner plus familièrement Skyline Emrys.
Ainsi donc, ils voulaient créer un journal du jeu ? Du moment que je n’avais pas de nouvelles du monde extérieur pour apprendre que mon père avait fait un scandale avec l’histoire de SE et du coup d’État de Valhalla…
Shaïn semblait vraiment enthousiasmé par le projet. Je lui souris pour manifester mon soutien.
— Cette une bonne idée.
Comme je m’en doutais, il considéra cet encouragement comme une perche à saisir pour me raconter tous les détails. Il se lança aussitôt sur le sujet, intarissable :
— N’est-ce pas ? Ils veulent demander l’autorisation à Valhalla de créer ce journal où tous les joueurs pourraient leur rapporter des informations sur le jeu et ainsi les regrouper dans un quotidien. Comme ça, on pourra savoir qui a le plus haut niveau du jeu, quelles sont les guildes et combien de membres elles comprennent, connaître les évènements de la semaine qui sont prévus, les rassemblements organisés, les donjons explorés… On pourrait passer des annonces, et…
Il s’interrompit brusquement sans que j’intervienne, son expression changeant du tout au tout. Je m’inquiétai aussitôt. Et si son corps se mettait à mal réagir à ces heures de jeu accumulées ? Le corps, en lui-même, ne craignait pas grand-chose, lui. Le cerveau, en revanche…
Et puis Shaïn reprit son discours, plus bas, dans un murmure si ténu que j’eus le réflexe instantané de me pencher en avant vers lui pour l’entendre, alors que je n’aurais eu qu’à augmenter le volume dans mes paramètres de jeu.
— Ils veulent aussi… Ils veulent aussi demander à Valhalla de laisser le monde extérieur communiquer avec nous par le biais de petits messages de quelques lignes, renouvelés chaque jour.
Mes mains agrippèrent sauvagement la table et mon cœur se mit à battre la chamade. J’étais incapable de savoir si cela me rendait heureux ou furieux.
— Vraiment ? soufflai-je dans un murmure de peur et d’excitation mêlés.
— Ils escomptent y dédier une page, oui. Six à huit messages que nos proches pourraient nous glisser par l’intermédiaire du journal, m’expliqua mon ami, plein d’espoir.
Je secouai la tête, désabusé.
— Tu fais erreur, Shaïn. Le contact avec l’extérieur, c’est la limite de certains. Si toi cela peut te redonner du courage, cela peut aussi briser la volonté de joueurs plus fragiles ou plus sensibles que toi.
Il balaya ma remarque du revers de la main. Il semblait avoir un avis déjà bien arrêté sur le sujet.
— Ceux qui auront peur de craquer n’auront qu’à ne pas lire cette section du journal. En tout cas, imagine… Lorsque le premier joueur aura trouvé la Porte, tout le monde…
C’était ainsi que nous avions baptisé la sortie que Valhalla nous avait conseillés de trouver, celle que tous les joueurs cherchaient désespérément. La Porte.
Je mis un coude sur la table, le menton sur mon poing. De mon autre main, je pianotai sur la table.
— Et où crois-tu qu’elle est, cette foutue Porte ? demandai-je.
Mon ami prit le même air blasé que moi et se balança avec force dans le fond de sa chaise. Un peu trop fort, d’ailleurs, car elle bascula en arrière et il s’étala par terre. Ce fut plus fort que moi, j’éclatai de rire. Il se releva péniblement en jetant un coup d’œil au PNJ qui regardait tout le monde de derrière son comptoir sans voir personne, avec son sourire figé.
— J’aimerais mieux que des joueurs tiennent les rôles des PNJ, grogna Shaïn en se rasseyant. Au début, ça allait, ça ne me gênait pas. Mais maintenant, après deux semaines passées dans ce décor, je commence à les trouver carrément flippants.
J’acquiesçai, bien que ce fût le cadet de mes soucis. J’avais quelque chose à lui annoncer mais je ne savais pas trop comment le lui dire ni comment aborder le sujet.
— J’ai envoyé un nouveau message à Aramise, dis-je de but en blanc. Elle ne répond toujours pas.
— Toujours victime d’un bug de messagerie ? suggéra Shaïn.
Je fronçai les sourcils.
— Bonne question. Ce soir-là, tout buguait, et elle a failli mourir pour de vrai, même si elle ne le savait pas encore. Elle aurait vraiment pu mourir, et nous ne l’aurions même pas su sur le coup…
C’était ça, en revanche, qui me mettait hors de moi. Valhalla avait illégalement joué avec nous ; il avait appliqué ses règles avant même de nous en avoir parlé et d’avoir mentionné que nos vies étaient en jeu. Si nous l’avions su à ce moment-là, beaucoup des 1224 joueurs que nous avions perdus entre le 10 avril et le 11 avril auraient certainement pu être épargnés.
— Ah, j’ai aussi appris autre chose, ajouta mon ami en se penchant légèrement au-dessus de la table.
Il baissa les yeux sur ses mains avant de me regarder, comme si elles étaient tachées par quelques sales besognes. Ses iris étaient vert pâle. Une couleur assez troublante, à vrai dire, maintenant que j’y pensais.
— Il y a une pétition qui a commencé à circuler en ville pour que soit érigé un monument pour les premiers joueurs qui ont perdu la vie entre le 10 et le 11 avril, au début du jeu. Ceux à qui Valhalla n’a même pas donné une chance…
Je baissai à mon tour mes yeux sur mes mains, avec un certain sentiment de culpabilité. Nous avions une chance inouïe d’être encore en vie, car l’un de nous deux, ou peut-être même lui et moi, aurions pu mourir cette nuit-là, et faire partie des 1224 à qui Valhalla avait ôté la vie comme un assassin de sang-froid. Mais il nous fallait songer à autre chose à présent, au service que nous pouvions leur rendre à tous : commémorer leur nom, et survivre.
Shaïn m’expliqua ensuite qu’il avait beaucoup discuté avec quantité de joueurs, toute la journée, récoltant ainsi beaucoup d’informations de ce genre, sur comment la vie continuait ici malgré le drame que nous vivions. J’enchaînais ensuite en lui racontant à quoi j’avais passé ma propre journée, mes découvertes et mes interrogations, ainsi que mes récoltes le plus généralement imprévues.
3 commentaires
Lexa Reverse
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Il y a 3 ans
Darcash
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Il y a 3 ans
Imos
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Il y a 3 ans