Fyctia

Nous sommes dans la belle demeure de pierre de Mme Ischel.

C'est la seule à avoir le privilège de vivre dans le temple millénaire entourant l'arbre Bohdi. C'est sa fonction de grande prêtresse de notre Academy qui le lui permet. Nous avons seulement le droit de nous réfugier, durant la journée, dans des pièces annexes mal isolées. Uniquement lors de la saison des pluies, pour suivre nos cours à l'abri de l'humidité qui imprègne tout.

Les grandes pierres grises qui forment le socle de la bâtisse ont été taillées et placées de façon ingénieuse pour résister aux assauts du climat et du temps, il y a des milliers d'années. J'admire à chaque fois la science de ces peuples disparus, capables de construire de si belles choses qui ont traversé le temps. Le plafond est beaucoup plus haut que ceux de nos cabanes de bois, ce qui donne à Mme Ischel une prestance que selon moi elle ne mérite pas.

Elle nous toise de son air supérieur et sonde mon esprit. Je sens qu'elle essaie de lire mes pensées. Mais je ne pense à rien d'intéressant pour elle à cet instant. Ma mère m'a expliqué la technique à employer pour éviter qu'une personne dotée de ce pouvoir puisse lire mes pensées. D'abord, ne pas la regarder dans les yeux. Les yeux sont la fenêtre de l'âme, et elle ne peut s'introduire dans mon esprit que par cette voie. Ensuite, focaliser son attention sur des détails personnels sans importance, de préférence des choses très simples, sans intérêt et gênantes. Quand quelqu'un lit dans vos pensées que vous avez oublié de changer de sous vêtements le matin même, cela lui passe l'envie de continuer.

Ma mère tient ma main serrée dans la sienne. Je sens qu'elle est nerveuse. Je serre légèrement sa paume et me force à penser à un truc très bête et intime, en regardant Mme Ischel bien dans les yeux.

Je ris intérieurement quand je la vois écarquiller ses prunelles claires.

Elle détourne son regard du mien, c'est gagné ! Merci maman.

J'ai pensé le plus sérieusement du monde qu'il fallait que je m'épile les poils des jambes ! Elle va vraiment me prendre pour une demeurée de penser à ça en cet instant. C'est ce que je veux. Qu'elle ne se méfie pas de moi.

Ma mère prend la parole.

- Bonjour Kora. Nous sommes désolées de te déranger, mais nous voudrions te parler quelques instants. C'est possible ?

- Bonjour Morgane. Vous ne me dérangez pas, venez vous asseoir.

Nous prenons place en tailleur sur des nattes épaisses disposées en cercle au centre de la grande pièce du conseil. L'autel permettant de faire les offrandes rituelles à la grande déesse mère et aux esprits gardiens des lieux, est placé sur le mur opposé à l'entrée. Des fumées parfumées s'échappent de bâtons de sauge purificateurs allumés en permanence. Je me sens bien en ce lieu, malgré la présence de Mme Ischel, et la mission qui m'attend. J'ai confiance en moi et je laisse mon intuition me guider. Elle ne m'a jamais fait défaut jusqu'à présent.

J'ai demandé à ma mère d'essayer de lire les pensées de Mme Ischel en même temps que moi, mais elle m'a avoué qu'elle avait perdu ce pouvoir. Quand mon père et mon frère ont disparu il y a bientôt une année, elle n'a pas supporté de lire la peine, la pitié et la peur dans les pensées des autres. Cela la rendait triste, déprimée, et elle sentait qu'elle allait perdre complètement pied. Elle devait rester présente et forte pour moi. Elle a donc pratiqué un exercice de Kundalini qui permet de bloquer l'accès de son esprit à certaines de ses capacités. Elle s'est volontairement amputée d'une partie de son énergie Indigo pour ne plus subir ce pouvoir, très compliqué à gérer. Je commence à peine à entrevoir ce dont il s'agit, et je trouve aussi que c'est très difficile comme expérience. J'ai parfois envie de ne plus avoir du tout cette capacité, alors que je commence à peine à m'en servir.

Beaucoup repose donc sur moi en cet instant.

Ma mère prend la parole et je profite de cette diversion pour me gratter sous le bras d'un geste peu élégant, attirant ainsi le regard réprobateur de Mme Ischel sur moi.

- Kora, je voudrais que l'on parle de la punition d'Ellora.

Son regard se détourne de moi tandis qu'elle hausse un sourcil interrogateur vers ma mère.

C'est bon, j'ai réussi à pénétrer son esprit.

Elle vient plaider la cause de sa propre fille ? Etonnant de la part d'une personne intelligente comme elle.

Elle esquisse un demi sourire froid.

- Tu veux que je lève sa punition ?

Ma mère prend une grande inspiration avant de se lancer. Elle n'aime pas les conflits et je sais que cela lui demande un gros effort.

- Dans la mesure ou tu as pris cette décision seule, sans avoir l'avis d'autres professeurs, j'estime que tu pourrais revoir la sanction à la baisse.

Morgane se rebelle ! Surprenant !

- J'ai pris cette décision seule car c'était urgent. La gravité de la faute impliquait une décision rapide, pour servir d'exemple, afin que les autres élèves comprennent que certaines choses ne sont pas tolérables.

Sur ces derniers mots, elle croit utile de me fusiller du regard.

Je mâchonne bêtement une mèche de mes cheveux m'appliquant à penser que j'ai très envie de faire pipi. Elle se détourne de moi, écœurée.

Cette petite semble avoir le QI d'une huître ! Comment a-t-elle pu atteindre le niveau 9 ?

Ma mère ne lâche pas et reprend :

- La bêtise commise par Ellora n'était pas si grave, et si je me souviens bien, tu as fait la même chose quand nous avions son âge !

Comment ose-t-elle !

Bien joué maman ! Mme Ischel voit rouge. La confusion se dépeint sur son visage, un instant seulement, avant qu'elle ne reprenne ses esprits.

- Certaines choses ne doivent pas être dites devant les enfants, Morgane, et je pensais que tu étais assez intelligente pour le savoir !

Ma mère n'apprécie pas du tout. Elle devient rouge et redresse sa colonne vertébrale. Je jubile d'assister à cette confrontation. Je savais que Mme Ischel finirait par montrer sa véritable personnalité dédaigneuse à ma mère !

- Est-ce que tu penses également que certaines choses ne doivent pas être dites aux autres membres du conseil ?

Nous rentrons dans la phase décisive de la conversation. Je me concentre au maximum pour garder un air cruche tout en percevant les pensées de la "grande traitresse".