Fyctia
12 - Les Saucisses
Puisque les deux boulets sont toujours en train de boire sur la plage avant, je décide de m’installer sur la passe avant, le couloir qui permet de se déplacer entre l’avant et l’arrière du bateau.
Assise en tailleur, je sors mon ordinateur et commence à relire les derniers chapitres que j’ai rédigés pour ma thèse.
Quand je relève la tête de mon texte, je peux voir la côte varoise en face de moi. Le bleu profond de l’eau s’éclaircit un peu avant de se transformer en écume blanche qui vient s’échouer sur les rochers. La plupart des plages de la côte sont de petites criques rocheuses entourées de forêt. Les dénivelés, parfois abruptes, n'en rendent pas l’accès facile. En pleine saison, toutefois, de nombreux touristes ont bravé les pentes escarpées couvertes d’épines de pin pour venir faire trempette. D’autres les ont rejoint sur des bateaux de plaisance comme le nôtre.
Nous croisons de nombreux voiliers, dont la plupart nous saluent au passage. Je ne leur retourne pas la politesse quand ils naviguent au moteur. Je leur jette même des regards assassins qu’ils n’ont pas l’air de comprendre.
Il faut dire que niveau vent, c’est vraiment pas terrible. On se déplace au rythme d’une tortue asthmatique. L’avantage, c’est que nous avons le temps de profiter de la vue des criques et des grottes près du Pradet. Le désavantage c’est que tout le monde nous dépasse, au mépris des ressources de cette planète.
— Tu veux pas un verre, l’Intello ? me crie Anthony depuis la proue.
J’ignore la seconde bouteille ‒ de blanc, cette fois ‒ qu’il brandit et lui montre mon PC.
— Je travaille !
— Arrête de mentir, je te vois faire la leçon aux voisins !
— Je ne vois pas de quoi tu parles !
Il rit mais je ne l’écoute déjà plus : un petit son m’indique que je viens de recevoir un nouvel email.
On longe le littoral, alors le réseau va et vient avec notre progression. J’utilise le téléphone d’Anaïs en relai internet, car je n’en possède pas moi-même. Le nombre de métaux rares nécessaires pour faire un smartphone m’ont convaincu de renoncer à cette commodité.
Quand je vois le nombre de mails que m’a envoyé Grognon-en-Chef, je suis bien contente d’avoir fait ce choix. Combien de messages me laisserait-il par jour s’il avait mon numéro ?
Les emails se ressemblent tous. “Où êtes-vous ? Que faites-vous ? Pourquoi n’ai-je rien sur mon bureau de votre part ? Savez-vous qu’il ne vous reste qu’un mois avant la date de rendu du manuscrit ?”
Bien malgré moi, mon cœur fait un bond à chaque nouveau message. Après trois ans à travailler dans ce département, tout ceci ne devrait plus m’atteindre… et pourtant, mon corps sursaute toujours comme si c’était la première fois que je subissais la pression de Grognon-en-Chef.
J’essaie de me reconcentrer sur mon texte mais je n’arrête pas d’être interrompue par une nouvelle demande ou par le bruit d’un moteur à proximité.
— Tu vois, tu ne bosses pas !
Comment le Frimeur a-t-il réussi à se glisser derrière moi sans que je ne m’en rende compte ?
— On ne t’a jamais dit que c’est malpoli de lire par-dessus l’épaule des gens ?
Il me fait son sourire en coin et s’installe à côté de moi.
— Et alors ? Tu vas faire quoi ? En plus, je suis sympa, j’ai apporté de quoi manger !
Il tient dans les mains un bol de petits roulés aux saucisses. Bien sûr, c’est un de ces machins industriels conditionnés sous trois tonnes de plastique et qui ont fait le tour de la planète avant d’arriver en rayon.
— Non merci.
— Tu n’aimes pas ça ?
Il me regarde comme si j’avais perdu la tête.
— Qui n’aime pas les roulés aux saucisses ? râle-t-il. C’est le meilleur apéro !
Je lui lance un regard réprobateur et il grogne.
— Oh non, c’est encore tes tendances écolo de l’extrême ! C’est quoi le problème avec ça ?
— Tu n’as jamais entendu parler des nitrates rejetées à la mer à cause des élevages intensifs de porcs ?
— Les nitrates ?
Il écarquillent les yeux comme s’il n’avait jamais entendu ce mot de sa vie.
— Les nitrates qui donnent des algues vertes.
Il mange un roulé en se léchant les babines.
— C’est trop bon et il faudrait s’en priver ?
— Eurk ! Ça ne te dégoûte pas de contribuer à la défiguration du littoral ?
Il me met un amuse-bouche sous le nez, puis le gobe tout rond.
— Nan, regarde !
Les mots sortent de sa bouche déformés parce qu’il mâche en même temps.
— Est-ce que tu connais seulement l’impact de l’élevage sur les réserves d’eau potable ?
D’un coup, c’est comme si un interrupteur avait été activé et le visage d’Anthony change du tout au tout. Son sourire de Frimeur laisse place à des mâchoires tendues et un regard fuyant dans lequel je retrouve la même impression que tout à l’heure sur le port. On dirait un mélange de peur et de colère que je n’arrive pas à comprendre. Il n’a aucune raison de ressentir l’un ou l’autre.
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