Fyctia
Chapitre 1
— “C’est assez, dit la baleine, je me cache à l’eau.”.
Je finis toujours mon cours de biologie marine sur ce trait d’humour. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps de m’attarder sur les grognements des étudiants que ça ne fait pas rire. J’éteins les lumières ‒ provoquant au passage des cris de protestation ‒ et bondis hors de la salle comme un surfeur pourchassé par un requin.
J’ai presque réussi à m’échapper, quand une voix me fige sur place.
— Mademoiselle Fabre !
Oh non. Grognon-en-chef, mon directeur de thèse, s’approche. Plus dangereux que la plupart des squales, il me donne envie de me mettre au garde-à-vous.
— Vous prenez votre journée ?
— Euh… vous vous rappelez, nous avons loué le voilier à partir d’aujourd’hui ?
Je serais déjà sur le Beau Soleil, à cette heure-ci, s’il ne m’avait pas refilé son cours !
— Ah oui, c’est vrai, vos vacances tous frais payés par la fac…
C’est moi qui vais le bouffer s’il continue de comparer mon expédition scientifique à des congés !
— Je…
— Tut, tut, tut, je veux votre thèse sur mon bureau cette semaine.
Il disparaît comme il est venu, me laissant avec un goût acide dans la bouche. Comment suis-je sensée mener à bien mon expérience et rédiger mes conclusions en même temps ? J’aurais préféré affronter un monstre marin, au final.
Plus qu’un mois, plus qu’un mois. Seule cette pensée me permet de garder la tête haute en sortant de la fac.
La chaleur étouffante du mois d’août sur la côte méditerranéenne me cueille à l’instant où je mets les pieds sur le parking.
Anaïs m’attend déjà dans le van, toutes fenêtres ouvertes. J’ai quand même l’impression d’entrer dans un four quand je pose mes fesses sur le siège brûlant.
— Pas trop tôt !
Elle démarre en trombe, expulsant un nuage de fumée noire derrière nous.
— Nana, il faut vraiment que tu changes cette vieillerie.
Elle enclenche une vitesse, sans me regarder. On sort du parking et les vibrations me donnent de l’empathie pour mes vêtements dans la machine à laver.
— Tu as perdu la tête ?
Elle essaie de m’empêcher de fermer ma fenêtre.
— Les fenêtres ouvertes augmentent la dépense de carburant.
— Certes, mais ça évite aussi de faire un malaise au volant. Tu sais bien que je n’ai pas la clim.
— Ça, c’est tant mieux. Tu sais ce que ça consomme ?
Anaïs grogne et se penche par-dessus mes genoux pour rouvrir elle-même ma fenêtre. Je renonce à recommencer, parce qu’elle s’est découvert des talents de pilote de Formule 1 dans la circulation toulonnaise.
Même si elle pousse le van bien plus que son moteur d’après guerre ne le permet, nous avons largement dépassé l’heure où nous embarquons d’habitude.
Je regarde avec insistance les aiguilles qui tournent trop vite sur l’antique cadran. Bien sûr, il a fallu que ce soit le seul équipement de ce véhicule qui fonctionne correctement. Je tente de prendre une profonde inspiration pour calmer l’angoisse qui me tient à la gorge. Grave erreur. L’odeur d’essence cramée manque de me faire cracher mes poumons.
Nous arrivons enfin sur le port de Saint-Mandrier. Je bondis hors de mon siège à la seconde où Anaïs s’arrête à un signe stop, lui criant de me rejoindre quand elle aura garé le van. Papiers à la main, je file le long du quai en direction de l’agence de location sans attendre sa réponse.
Le bruit du moteur a laissé place au raffut des cigales, parfois entrecoupé d’un cri de goéland. Les reflets du soleil sur la mer me font plisser les yeux. Tout est bleu. Tellement bleu. L’eau, le ciel, les stores aux balcons des immeubles alentours. Et même la devanture de l’agence à qui nous louons le voilier pour nos sorties en mer.
Je balance ma carte d’identité et le permis bateau d’Anaïs sur le comptoir, hors d’haleine.
Le saisonnier boutonneux qui les réceptionne doit être nouveau, il me regarde comme si j’avais des nageoires.
— J’ai une réservation du Beau Soleil pour aujourd’hui, soufflé-je malgré mon point de côté.
Il me fait les gros yeux et jette un coup d’œil anxieux à l’extérieur. Je suis son regard. Le petit voilier de trente deux pieds nous attend au bout de la jetée.
Le saisonnier triture sa casquette, qu’il porte sans doute pour éviter de se geler le cerveau sous la ventilation. Il tape et tape sur son clavier. À chaque fois qu’il enfonce la touche “Entrée”, je sens ma poitrine se comprimer.
La fraîcheur de l’air conditionné me donne des frissons. On a bien dû perdre dix degrés entre l’intérieur et l’extérieur.
— Il y a un problème ?
— Eh bien, je vois que vous avez déjà pris le Beau Soleil plusieurs fois… Mais pour cette semaine, il est déjà loué.
Pardon ? J’ai l’impression que mon cœur vient de rater un battement.
— Il est à quai ! protesté-je en montrant le voilier du doigt.
— Oui, mais des vacanciers sont en train de le charger.
Il ne peut pas être sérieux ! Et pourtant, quand je me retourne, je distingue effectivement deux silhouettes masculines qui hissent des sacs de provisions à bord.
— C’est impossible ! J’ai fait la réservation il y a au moins trois mois !
Je dois naviguer aujourd’hui. C’est la dernière sortie pour valider mes résultats et ne plus jamais revoir les dents acérées de Grognon-en-Chef.
Le jeune pianote plus vite encore et il finit par hocher la tête.
— Ah oui !
Ouf ! Mon soulagement est toutefois de courte durée, car il poursuit :
— Je vois bien votre réservation mais elle a été annulée car l’acompte n’a pas été payé.
Je sens le sang quitter mon visage. L’acompte aurait dû être payé par la fac. Je me rappelle avoir transmis la facture. Grognon-en-Chef pourrait-il ne pas l’avoir validée ? J’hésite un instant à l’appeler… mais j’y renonce. Que ce soit de son fait ou non, il ne va rien faire pour arranger la situation. Il serait même capable de me demander de rentrer et de repousser mon expédition aux calendes grecques.
— Dites-moi que vous avez un autre voilier disponible !
Le saisonnier piétine, un air désolé sur le visage.
— C’est la pleine saison. Tous nos bateaux sont en mer.
Je suppose que tous les autres loueurs de la côte vont me répondre la même chose. Toutefois, je refuse de m’avouer vaincue. Le Beau Soleil est encore au port, après tout !
Abandonnant le minot à son comptoir, je me rue à l’extérieur. Mon cerveau est déjà en train d’imaginer mille et un plans pour convaincre les touristes de repousser leurs vacances. Peut-être que si j’arrive à les persuader de l’importance cruciale de mes recherches, ils accepteront de me céder la place.
Mes espoirs fous disparaissent à l’instant où je déboule sur le quai. L’un des hommes se retourne et saute sur le ponton. Ses cheveux volent, découvrant des yeux verts que je reconnaîtrais n’importe où même si je ne les ai pas vus depuis huit ans. Anthony Roussel. Le séducteur de ma classe de terminale qui ne cessait de vouloir se mesurer à moi.
Jamais, au grand jamais, il ne voudra m’accorder une faveur après la façon dont je l’ai repoussé quand il m’a déclaré sa flamme.
68 commentaires
Agathe Pearl
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Aurélie Benattar
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Laeticia LC
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Il y a 2 ans