Fyctia
Routine
" On gueule beaucoup contre la routine, mais il suffit d'en sortir pour se rendre compte que c'est le prix de la paix. " - Jean-Louis Gagnon
En théorie, lorsqu'on se réveille à côté d'un amant avec lequel on a passé une première nuit, l'un des deux prend congé poliment et rentre chez lui.
Sauf que chez lui, c'est la chambre d'à côté.
En théorie, je devrais déjà avoir appelé Rose et lui avoir raconté ma nuit dans les moindres détails. ( J'en aurais bien évidemment un peu rajouté pour la faire saliver. )
Sauf qu'il aurait tout entendu. ( Et se serait demandé pourquoi j'avais besoin d'en rajouter) ( Alors qu'en fait, c'était parfait comme c'était )
En théorie, on ne vit pas encore avec le garçon qui vient de nous faire l'amour pour la première fois. La légende dit qu'il y en a qui ne connaissent même pas le prénom de leur nouvel amant.
Sauf que moi, je vis avec. Je connais son prénom, son boulot, sa passion pour Star Wars, la photographie et les chaussettes blanches, son côté bordélique, son sourire en coin, sa manière de faire croire qu'il prend tout à la légère, que rien ne l'atteint même si c'est faux, son humour et de quoi il a l'air avec mon tablier rose trop petit.
Je crois que je connais trop de détails sur lui pour quelqu'un avec qui je n'ai passé qu'une seule nuit. Paradoxalement, hier soir tout était très naturel entre nous, j'avais l'impression de l'avoir toujours connu et pourtant, ce matin, j'ai eu la sensation de me réveiller avec un parfait inconnu.
Peut-être que pour Bastien aussi la situation était inconfortable. Je l'ai senti un peu distant. Il est sorti tôt, juste après avoir avalé sa tasse de café. Je n'étais même pas encore prête pour partir au travail. Il est sans doute parti rejoindre son pote Fabien pour débriefer sa nuit avec moi. J'espère qu'il gardera certains détails pour lui. Ça m'ennuierait de devoir tuer son copain, il a l'air plutôt sympa.
Moi-même, je ne savais pas très bien comment me comporter avec Bastien au réveil. Jouer les vieilles habituées ? Les filles détachées ? Le féliciter pour ses exploits de la veille ? J'en suis déjà à me demander lequel va devoir accueillir l'autre ce soir et comment il va le faire ? Si je zappe ma dernière consultation, j'ai peut-être une chance de le surprendre et d'arriver à l'appartement avant lui... Ainsi, ce sera à lui de décider s'il doit m'embrasser ou non... Mais si je rentre plus tôt et qu'il est là parce qu'il aura passé la journée à bosser sur ses articles ou sur sa bio, la décision me reviendra et je devrai, en plus, justifier de rentrer si tôt... Et si je ne rentrais pas du tout ? Et si je disparaissais ? Je secoue la tête.
Il va falloir que j'arrête de tergiverser si je ne veux pas être en retard pour ma première consultation.
Se brosser les dents. S'habiller. Mettre une touche de rouge à lèvres. Vive la routine ! On n'a jamais rien inventé de mieux pour empêcher les gens de trop gamberger sur leur vie. C'est décidé, aujourd'hui, je vais vanter les mérites du train-train quotidien et de l'ennui à tous mes patients. Surtout à Mme Cosson qui se lamente sans cesse de voir encore moins d'êtres humains passer la porte de sa maison que de bonnes nouvelles au journal télévisé. De quoi se plaint-elle ? Je suis sûre qu'elle n'a pas à s'inquiéter de savoir quelle attitude adopter avec son chat le matin, même s'ils ont passé la nuit précédente tous nus, tous les deux, à s'agiter dans le même lit ! " Bon, Moustache, après ce qui s'est passé entre nous, tu préfères qu'on prenne le repas ensemble à table ou que je dépose ta gamelle par terre dans la cuisine, comme d'habitude ? "
***
A la pause déjeuner, j'appelle Rose. Je me garde bien de lui dire que Natacha a eu le privilège d'être la première à entendre le récit de mes aventures nocturnes avec Bastien. Toute excitée, je lui raconte tout par le menu comme si ce n'était pas la quatrième fois que je le faisais.
Je me suis un peu laissée emporter par l'euphorie et j'ai raconté malencontreusement mon dernier rapport sexuel à Mme Cosson. Il faut dire qu'elle a tout de suite remarqué qu'il se passait quelque chose... Elle a dit : " Vous avez l'air différente aujourd'hui..." Qu'est-ce que je pouvais bien répondre à ça ? J'étais coincée. En un coup d'œil, elle avait su. Enfin, c'est ce que je croyais. Comment aurais-je pu deviner qu'elle me voyait différemment parce qu'elle avait oublié ses lunettes ? Bref, je lui ai tout déballé. Deux fois. Elle m'a fait répéter chacune de mes phrases, elle n'entend plus très bien.
Au téléphone, Rose n'a pas la réaction que j'attendais. Pas le moindre petit cri hystérique. Même ma vieille patiente semblait plus excitée par mon récit.
— Qu'est-ce qui se passe ? Ça ne va pas ?
— Hein ? Si, si... Je suis... contente pour toi... C'est... chouette.
— Chouette ? Non, mais tu plaisantes ? Des promotions chez H&M, ça c'est chouette ! J'ai couché avec Bastien, c'est pas chouette, c'est dingue ! Incroyable ! Wow ! Trop génial ! Ce que tu veux, mais c'est pas juste ( j'imite son ton monotone )" chouette" !
— Du moment que tu sais ce que tu fais, je suis contente pour toi...
Elle est aussi peu convaincante que la boulangère de mon quartier quand elle me certifie que son pain est frais du matin. J'ai toujours envie de lui demander : Oui, mais de quel matin ?
Je suis déçue, j'aurais aimé plus d'enthousiasme de la part de ma meilleure amie. Depuis des années, on partage tout ensemble.
— Tu m'en veux parce que je ne t'ai pas laissé parler de Loser2, l'autre jour ?
— Non, pas du tout. Je t'assure. C'est toi qui as raison. Il faut savoir tourner la page et je n'ai pas envie d'être celle qui te rappelle tout le temps de mauvais souvenirs...
Néanmoins, je sens bien que quelque chose cloche. Je repense à cette fameuse conversation. Elle avait dit qu'elle avait découvert un truc au sujet de Bastien avant que je lui avoue qu'il m'avait embrassée. Je songe aussi à ses mises en garde : " Fais attention à toi, Clem' ", " Du moment que tu sais ce que tu fais..."
Une boule d'anxiété m'étreint soudainement la gorge. Je demande dans un filet de voix :
— C'est à cause de Bastien ?
A l'autre bout du téléphone, elle hésite quelques secondes.
— Rose ! Qu'est-ce que tu sais ?
Je l'entends soupirer.
— Je ne sais rien Clem'... Je ne suis même pas sûre de ce que j'avance... Ce n'est qu'une intuition... Ce n'est peut-être qu'une coïncidence...
Loin de me rassurer, ses paroles me font redescendre brusquement de mon nuage. Quelle intuition ? Quelle coïncidence ? Je m'apprête à lui le demander, quitte à devoir la menacer pour lui arracher les vers du nez, quand Natacha fait irruption dans mon cabinet.
— Ton prochain patient est arrivé. Je lui dis de venir ?
Au téléphone, Rose profite de la diversion.
— Bon, je te laisse travailler, on se rappelle plus tard.
Elle raccroche sans me laisser le temps de protester. A contrecœur, je demande à Natacha d'aller chercher mon client dans la salle d'attente.
5 commentaires
PIERRE SCHOTT
-
Il y a 5 ans
Sand Canavaggia
-
Il y a 5 ans
Anne-Estelle
-
Il y a 5 ans