Fyctia
L'ignorance ... (1)
" L'ignorance est la condition nécessaire du bonheur des hommes et il faut reconnaître que le plus souvent, ils la remplissent bien. " - Anatole France
Je ne devrais pas raconter ma soirée de samedi soir en détails à Natacha. Mais j'ai besoin d'en parler. Dès qu'elle apprend que je me suis finalement rendue, sans elle, à la cérémonie pour l'inauguration des illuminations des Champs-Elysées, elle jure, choquée, qu'elle ne m'adressera plus jamais la parole de toute sa vie. Deux minutes plus tard, alors que j'entame le récit de mon baiser avec Bastien, elle s'exclame :
— Quoi ? Tu l'as embrassé !
Je me vois dans l'obligation de rectifier :
— Non, il m'a embrassée !
Elle fait la moue.
— Mmm, vous vous êtes embrassés, quoi !
On ne dupe pas Natacha si facilement. C'est ma faute, elle aurait peut-être été davantage disposée à me croire si je ne lui avais pas juré, un beau matin, que c'était un arbre qui avait foncé droit sur ma voiture et non l'inverse.
— Oui, bon, peut-être. Mais c'est lui qui a commencé !
Mon assistante lève les yeux au ciel.
— Qu'est ce que ça peut faire ! Il a eu une excellente idée ! Comment c'était ?... Oh, non ! Merde ! C'était pas bien, c'est ça ? s'alarme-t-elle soudain.
— Si c'était bien. C'était même très bien ! je réponds d'un air coquin, arrachant un sourire à Natacha qui continue tout de même de secouer la tête.
— Alors pourquoi tu fais cette tête là ? Comme si t'avais fait une connerie ! Je te l'avais dit que ce gars me plaisait. Toi, tu disais que c'était un psychopathe mais, moi, je me souviens que je le trouvais déjà charmant et sympathique ! se vante-t-elle comme si elle était l'ange gardien à l'origine de notre premier baiser.
— Oui, tu le trouvais sympathique et charmant. Mais tu trouves aussi que les chocolats à la liqueur sont les meilleurs...
Je ponctue ma remarque d'une grimace évocatrice.
— La preuve que je n'ai pas si mauvais goût que ça ! Tu l'as embrassé !
— Il m'a embrassée !
Natacha soupire d'exaspération.
— Et ensuite ?
J'esquisse une petite moue dubitative :
— Bah, on est rentrés à la maison...
— Et... ? s'impatiente Natacha.
— Bah, rien. On est parti se coucher chacun de notre côté. Dimanche, on a pris notre petit-déjeuner ensemble... Il a bossé sur son ordinateur... J'ai fait mes lessives...
J'interromps la description de mes activités dominicales, je sens que mon assistante est prête à s'endormir.
— Vous ne vous êtes pas reparlé du baiser ? Vous ne vous êtes pas ré-embrassé ?
Je secoue la tête.
Natacha me donne une tape sur le bras :
— Mais pourquoi !
Je me frotte le bras.
— Aïe ! Mais j'en sais rien, moi. Et pourquoi ça serait de ma faute ?
— Une intuition, me sermonne-t-elle.
Je regarde ses cheveux trempés qui dégoulinent sur le comptoir de la réception.
— Ah oui ? La même intuition qui t'a dit ce matin que tu n'aurais pas besoin de parapluie et que tu trouverais une place de parking juste en bas du cabinet ?
Elle me tire la langue. Je lui rappelle qui est la patronne :
— Va te sécher ! Avant de provoquer une nouvelle inondation dans mon cabinet !
— Remarque, maintenant que tu sors avec Bastien, son père te fera très certainement une ristourne !
— Je ne sors pas avec Bastien... Enfin, je crois pas, j'ajoute à voix basse, plus pour moi-même.
— Non, c'est sûr, vous allez juste dîner tous les deux dans un cadre romantique, vous flirtez, vous vous embrassez à la fin de la soirée, puis vous rentrez pour dormir sous le même toit... mais vous n'êtes pas du tout, du tout, ensemble !
Je me pince les lèvres. Résumée de cette façon, il est vrai que notre situation peut prêter à confusion.
D'ailleurs, depuis samedi soir, dans ma tête, c'est autant le bazar que dans la chambre de Bastien. Pour être honnête, j'ai passé une excellente fin de soirée. A partir du moment où il m'a rejoint dehors, le cauchemar s'est transformé en quelque chose d'autre. Quelque chose de plus agréable... Je repense à son baiser... Quelque chose de beaucoup plus agréable, même. Je ne sais pas si c'est dû au cadre dans lequel on se trouvait, l'ambiance nocturne et romantique ou au tourbillon d'émotions contrastées qui me traversaient depuis le début du dîner mais je dois dire que ce moment était une parenthèse parfaite. Je ne suis pas encore prête à admettre que ce baiser ait pu être aussi mémorable simplement parce qu'il a été initié par Bastien. Je préfère ne pas m'emballer, me dire que cet agréable instant tenait plus au contexte. Je n'ai pas envie d'être déçue s'il ne venait jamais à se répéter. Et puis, Bastien est déjà bien suffisamment imbus de sa personne. Pas besoin, en plus, qu'on l'érige en Dieu du baiser !
Durant le reste de la matinée au cabinet, je fais de mon mieux pour ne pas avoir l'air trop distraite avec mes patients. J'encourage l'une à se désintéresser de l'opinion de sa mère, à rompre le cordon ombilical et à lui exprimer ses sentiments. Je conseille à l'autre d'arrêter de trop intellectualiser ses relations amoureuses et de se laisser aller. De toute ma vie, je n'ai jamais eu le sentiment aussi fort d'être une imposture qu'en ce moment même. Et pourtant, j'ai déjà imité l'écriture et la signature de ma mère sur un mot d'absence pour l'école, rembourré mon soutien-gorge, bricolé mon CV pour décrocher un stage et fait croire à Rose depuis presque huit ans que j'aime son gâteau au yaourt. ( Et dire qu'elle le fait aujourd'hui avec ses enfants et que la recette va se transmettre de génération en génération ! )
3 commentaires
PIERRE SCHOTT
-
Il y a 5 ans
Karl Toyzic (Ktoyz)
-
Il y a 5 ans
Lou.R.Delmond
-
Il y a 5 ans