Elsa Carat (A)muse-moi ! Bastien

Bastien

“Le grand écrivain, c'est celui qui cherche à paraître banal et qui n'y parvient pas.” Raymond Radiguet



Fabien est assis à son bureau. Il se tient devant moi, en chair et en... gras. Il mange une banane d'une manière tout à fait inélégante.


La bouche à moitié pleine, il me demande :


— Alors tu l'as rencontrée cette fameuse "muse" ?


Fabien a dit "muse" avec un air perplexe. Le même air qu'on arborait tous les deux quelques jours plus tôt au moment de découvrir sur Facebook qu'un type avait inventé la cuillère-fourchette-qui-fait-aussi-couteau. Le pire pour moi reste quand même que le chef cuisinier a baptisé son invention "Georgette". Un prénom de grand-mère qui n'a pas besoin de fourchette et encore moins de couteau, puisque, comme chacun le sait, les Georgette n'avalent que des soupes ou des purées. Pour cause de soucis de mastication, de dentier, tout ça tout ça.. Bref, à mon avis, il y a eu une erreur dans le marketing.

Fabien, lui, est resté fixé sur l'idée qu'on ne pouvait pas manger de glace au chocolat avec, parce que, en fondant, elle coulerait inévitablement entre les dents de la fourchette. C'est là que je me suis rendu compte que, depuis que sa femme l'a quitté, ça a pris pas mal d'importance dans sa vie, la glace au chocolat.

Le débat nous a occupé trois quarts d'heure. Plus qu'une partie de Candy Crush (en général, au bout de vingt minutes, je n'ai plus de vies). C'est plutôt calme au journal en ce moment. On trompe l'ennui comme on peut. Le pauvre Fabien fait de son mieux pour essayer de maintenir à flot son petit hebdomadaire local -qui s'appelle Le Petit Hebdo- et je lui suis reconnaissant d'accepter, de temps en temps, de publier mes articles. Surtout qu'il me paie au mot, que je suis un auteur plutôt prolixe (à défaut d'être doué) et que fatalement, ça lui coûte une blinde.

Certes, je suis reconnaissant à mon ancien pote de la fac de m'aider à payer mes factures d'électricité, même avec beaucoup de retard. Mais, quand même, ça m'embête qu'il fasse la même tête pour ma muse que pour l'autre truc prénommé Georgette.


— Tire pas cette tronche.


— Quelle tronche ?


— La tronche du mec sceptique là. Tu sais, les sourcils un peu froncés comme ça...


Il hausse les épaules :


— Mes sourcils sont naturellement froncés.


J'avoue. Il y a un truc chelou avec ses sourcils, comme s'ils essayaient à tout prix de se rejoindre en dépit de ce fossé infranchissable entre eux que constitue son large front.


— Hum. Je sais que tu crois pas à mon histoire de... (je baisse le ton parce que Denis de la rubrique obsèques vient de passer à côté de nous dans l'open space et qu'il est moins ouvert d'esprit que Fabien)...muse... N'empêche comment t' expliques, toi, que trois mecs complètement banals qui n'ont rien en commun se retrouvent soudain en haut de l'affiche après avoir vécu exactement deux mois avec elle ?

Fabien hausse de nouveau les épaules, menaçant de faire craquer les coutures de son polo de rugby.


— Je sais pas moi... Ils étaient peut-être pas si banals que ça...


— Si. Crois-moi, j'ai interrogé les proches de chacun d'entre eux. Et ils disaient tous la même chose, "vie normale", "classique", "ordinaire". Y'a même un ancien prof qui se souvenait d'un "jeune homme lambda" ! On est d'accord que "lambda", c'est le mot poli pour dire "banal à mourir/rien à en tirer ", non ?


Cette fois, le patron du journal n'hausse même pas les épaules.


— On est d'accord, en conclus-je.


— Et donc tu te dis que comme toi aussi t'es un mec lambda, t'as toutes tes chances, c'est ça ?


Fabien qui a enfin terminé sa banane est plutôt fier de sa blague jusqu'à ce que je lui fasse remarquer :


— T'as mis un peu de temps à la trouver celle-là !


Son sourire en coin s'efface aussitôt.


Je fanfaronne mais au fond, il a raison, je suis un mec lambda. Et si jusqu'à présent, ça ne m'avait pas trop dérangé dans mon existence, je dois reconnaître qu'en ce moment, ça me turlupine. Je rêve d'écrire un bestseller, un de ces romans dont les lecteurs se diront : le mec qui a écrit ça, il a vraiment un truc. Du génie, un regard particulier sur la société, du talent... Peu importe. Juste un truc. Je ne suis pas plus exigeant que ça. Sauf qu'en ce moment (c'est à dire depuis pas loin de deux ans), tout ce que tapent mes doigts sur le clavier, ce sont des banalités affligeantes que même mes parents auraient pu écrire.

J'aime mes parents de tout mon cœur mais il faut avouer qu'ils sont du genre à écrire dans leurs cartes postales depuis leur séjour au ski que la neige c'est vraiment très blanc et que c'est froid aussi. Et quand ils partent à la mer (ils voyagent pas mal depuis qu'ils sont à la retraite), ils parlent de l'air marin et de la marée qui monte et qui descend. Le principe de la marée, quoi. Bref, j'ai envie de faire mieux que mes parents pour qu'ils aient une bonne raison d'être fiers de moi. Parce que le brevet des collèges encadré dans le salon, ça va deux minutes.

Depuis que j'ai fait le lien entre ces trois mecs, Aurélien Dasc, Jérôme Bouvier et Sylvain Deval, je suis persuadé d'avoir trouvé la solution à ma panne d'inspiration ( et donc de mes soucis financiers). Fabien me prend pour un dingue. Il dit que je devrais plutôt sortir, voir des gens, lire, écrire tout et n'importe quoi et que l'inspiration viendra d'emblée. Fabien manque d'imagination.


Il enchaîne :


— Et tu dis qu'elle n'a pas l'air au courant du succès des deux autres ?


— Non. Quand je lui ai demandé : "ça fait quoi de sortir avec des célébrités ?", elle a ri comme si j'avais dit une énorme connerie et elle n'a parlé que de Dasc. Pour lui, elle savait. Elle m'a dit qu'elle l'avait vu à la télé. Et, dans le fond, ça ne m'étonne pas qu'elle ne soit pas au courant des succès des autres. Ils m'ont tous les trois confirmé qu'ils n'avaient plus aucun contact avec elle depuis leur rupture. Et puis, y'en a un qui est dans l'architecture et l'autre qu'est devenu champion de skateboard et qui a lancé sa marque de trottinettes électriques. Ils sont devenus riches et célèbres dans leur domaine mais on voit rarement ces types dans les médias à des heures de grande écoute !


— Bon, admettons que tu dis vrai pour ces trois gars...(ses sourcils n'ont pas l'air convaincu) Qu'est-ce qui te dit que c'est une règle ? Peut-être qu'elle a eu quinze mecs dans sa vie et que les douze autres sont retournés vivre chez leur mère, SDF ou morts !


Il marque un point.


— Justement ! Je compte bien mener mon enquête !


D'une manière ou d'une autre, je suis bien décidé à obtenir des réponses à mes questions et à tout connaître de la vie de cette Clémentine. Il va falloir que je fasse mieux qu'à notre première rencontre qui ne s'est pas terminée exactement comme je l'espérais...

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27

27 commentaires

PIERRE SCHOTT

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Il y a 5 ans

HÉ-HÉ ! ON CHANGE DE POINT DE VUE... TOUJOURS BIEN D'AVOIR LE SON DE CLOCHE D'UN "CAMUS"... ÉTANT MOI-MÊME UN PEU NOSTRADAMUS, JE PRÉDIS QUE DANS UN CHAPITRE PROCHAIN, LE FABIEN VA POSER À "CAMUS" LE GENRE DE QUESTION STYLE : "TU AS DORMI AVEC ELLE ?" - ET QUE CELUI RÉPONDRA GENRE : "J'AI FAIT TOUT SAUF DORMIR !"... (À SUIVRE...)

Léa Roman

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Il y a 5 ans

Le coup des sourcils m'a fait beaucoup rire.

Sand Canavaggia

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Il y a 5 ans

Tu croises les espaces sous un autre angle de vue cela permet de voir sur d'autres plans l'univers de Clémentine. J'aime bien cette approche, cela me permet de joindre toutes les informations que tu donnes.

LilouJune

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Il y a 5 ans

Grâce à ce chapitre, je comprends la rubrique "sorcière " dans ce concours... très original, j'ai hâte d'en découvrir davantage. Je file au chapitre suivant !

DMDO

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Il y a 5 ans

Oh, j'ai été surprise par le changement de point de vue ! L'intrigue se pose, j'aime beaucoup.

Laureline Maumelat

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Il y a 5 ans

au travail, maintenant ! en route pour la finale ♥♥

Elsa Carat

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Il y a 5 ans

Ouiiii !!! :))

SamanthaMorgan1711

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Il y a 5 ans

Du suspens et un changement de point de vue super intéressant.

MiXado

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Il y a 5 ans

La suite !!!

Elsa Carat

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Il y a 5 ans

La voilà ! Merci de ta lecture !
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