Elsa Carat (A)muse-moi ! Un enfant n'a jamais...

Un enfant n'a jamais...

Un enfant n'a jamais les parents dont il rêve. Seuls les enfants sans parents ont des parents de rêve – Boris Cyrulnik


J’attends ma mère. Du plus loin que je m'en souvienne, je l'ai toujours attendue. Déjà, petite, elle traînait encore en nuisette dans l'appartement, clope au bec, quand je m'impatientais devant la porte d'entrée, cartable sur le dos et chaussures aux pieds. J’étais la dernière qu'on revenait chercher à la danse. Mon actrice de mère - qui tournait de moins en moins mais jouissait toujours d'une belle notoriété - se faisait peu réprimander par les professeurs. Pire, elle s'amusait des convocations dans leur bureau.

Pendant sa grossesse, elle n'avait pas « attendu » ma naissance. Non, c'est moi qui, selon toute probabilité, avait attendu que ma future mère soit (presque) prête. Encore aujourd'hui, elle se fait désirer alors même qu'elle est à l'initiative de ce déjeuner en plein cœur de Paris. L'endroit est chic. Trop, à mon goût. J’ai le sentiment d'être épiée par les serveurs au nœud papillon qui se tiennent plus droits qu'une rangée de lampadaires au fond de la pièce devant une tapisserie aux motifs compliqués. Des nœuds-papillon en pleine journée, vraiment ? Comme les robes de cocktails, les paillettes, les vampires et les gens trop laids, ils ne devraient sortir que la nuit.

Je soupire en observant les verres (trois rien que pour moi) scintillants sur la nappe éclatante. Je détonne dans ce décor luxueux.

Heureusement, vingt minutes plus tard, ma "caution chic" apparaît dans un long trench beige ouvert sur une robe de mousseline vaporeuse et des bottes en cuir à hauts talons. Elle marque une pause à l'entrée, ôtant sa paire de lunettes de soleil noires. Les lunettes de soleil par un temps nuageux d'automne c'est tout aussi anachroniques que les nœuds-papillon à 13 h 30. Ma mère embrasse la salle du regard. Très vite, un serveur vient l'accueillir et la débarrasse de son manteau. Il rougit. Aria, elle, rayonne. Finalement, j’aurais peut-être dû venir avec une paire de lunettes de soleil, moi aussi. Elle vient me rejoindre avec une lenteur calculée. Elle exagère tout. Tout le temps. Elle rit aux éclats ou elle fait la gueule. Elle parle trop fort ou dans un murmure à peine audible. Elle se maquille trop ou pas assez. Elle pleure rarement mais, tant qu'à faire, toutes les larmes de son corps. Elle a arrêté de fumer pendant quelques mois puis a repris avec des cigarettes sans filtres qu'elle roule du matin au soir. Elle laisse de grosses traces rouges sur les mégots. Un rouge sang. En résumé, ma mère est toujours trop. Et ce midi, comme à l'accoutumée, elle est « trop » en retard mais bien « trop » fière pour s'en excuser.

Je me lève pour l'embrasser. Je suis tout de suite enivrée par son parfum entêtant. Elle me dévisage longuement comme elle a l'habitude de le faire, l'air de découvrir la personne pour la première fois. Ce que la plupart des gens trouvent flatteur mais qui pour sa propre fille s'avère limite effrayant.

– Alors, dis-moi, ta journée ?

Je lui parle des difficultés au cabinet. Suite aux derniers événements (un type a essayé de se suicider dans ma salle d'attente), les rendez-vous se sont raréfiés.

– Qu'est-ce que j'y peux, moi, si ce gars a choisi mon lieu de travail pour essayer de se pendre avec sa cravate ? Et qu'il a cassé mon lustre, en plus ! Et puis, j'ai prévenu les secours à temps. J'ai sauvé la vie de ce taré !

– Et les amours, comment ça va ?

Ma mère me demande ça, sans transition, comme s'il y avait une corrélation évidente entre ce patient suicidaire et ma vie sentimentale (je jure que je ne sors pas avec mes patients).

Je réponds tout de même, laconique :

– Je suis célibataire, maman.

– Et alors ? Ce n'était pas ma question. Tu as fait des rencontres dernièrement ?

– Non... Mais il me tarde vraiment de rencontrer un mec qui s'appelle Olive et avec lequel je ferai des enfants prénommés Prune ou Myrtille. On fera de la confiture les mercredi après-midi.

Ma mère soupire. Un long soupir de cinéma.

Je déguste mon entrée. Je n'ai pas réussi à retenir l'intitulé du plat. Il y avait plus de mots dans l'appellation sur le menu que d'aliments dans mon assiette.

– Et à moi ? Tu ne me demandes pas ?

– Je ne te demande pas quoi ?

– Comment vont mes amours ?

– Ah, ça. (je pose les couverts sur le bord de mon assiette quelques secondes) Comment vont tes amours, maman ?

– Ça ne t'intéresse pas ?

Elle ne comprend pas comment je peux à ce point me désintéresser de ses histoires alors que le dernier article dans Closer sur son idylle avec un humoriste de 15 ans son cadet a fait réagir des dizaines de milliers de gens sur les réseaux sociaux.

Je hausse les épaules.

– J'ai vu les photos... T'en as pas marre que ta vie amoureuse soit exposée comme ça ?

– Marre ! Mais ma chérie, l'amour s'est fait pour être crié sur tous les toits ! (elle crie en disant ça) C'est fait pour être partagé ! Ça doit se voir, ça doit éclater au grand jour !(elle manque de faire éclater un verre en cristal en faisant de grands gestes avec les bras qui sont censés représenter le grand amour ou le grand jour dans lequel il doit éclater- je ne suis plus).

Ma mère discute avec moi comme si elle était en interview. D'ailleurs, je crois avoir déjà lu ces mots étalés en gros titres sur la couverture du magazine Elle qu'avait fait ma mère.

Je dois reconnaître que son visage rend bien sur papier glacé. Mais ce n'est pas l'unique raison de son succès. Elle a un don pour captiver les gens. A la question, « Comment allez-vous ? », elle répond: « De l'avant ». Quand on l'a accusée (à raison) d'avoir giflé une femme qui avait regardé d'un peu trop près son amant, elle a déclaré : « Je ne suis pas jalouse. Je déteste qu'on touche à mes affaires, c'est tout. » Je me souviens de l'avoir vu prendre à parti cette jeune femme qu'elle soupçonnait d'avoir des vues sur son nouveau mec. « Vous avez un homme dans votre vie ? Surveillez-le, je suis meilleure que vous à ce jeu là et votre homme que je ne connais pas encore, m'attire soudain beaucoup. » Juste avant qu'Aria, éternelle excessive, colle une claque monumentale à la pauvre fille. Heureusement, elle a un très bon avocat. Cela n'a pas empêché les tabloïds de faire la une avec cette affaire et les témoignages plus ou moins fiables de la femme blessée, de la vendeuse et même de l'agent de sécurité qui avait pourtant tourné le dos aux protagonistes aussi longtemps qu'avait duré la scène.

Mais ses frasques n'ont jamais nui à son image. On lui trouve des excuses, peu importe les faits qui lui sont reprochés. Elle n' est pas jugée comme le commun des mortels. Pour la plupart des gens, elle n'est pas tout à fait comme tout le monde. Des fois, je me dis que si le public est si tolérant avec ma mère, c'est parce qu'elle incarne une totale liberté dont chacun rêve secrètement. Pour ma part, j’ai du mal à être aussi tolérante. Peut-être parce qu'au contraire du grand public, j’aurais aimé que ma mère soit un peu plus comme les autres.



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29

29 commentaires

PIERRE SCHOTT

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Il y a 5 ans

ET DE DEUX ! D'ANTHOLOGIE... UNE ACUITÉ QUASI GIONESQUE ! (OUI : ..... BÉDÉISTE ..... - MAIS VOUS LE SAVIEZ DÉJÀ...)

Serena Salvatore

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Il y a 5 ans

Toujours un plaisir de te lire, on voit bien que Clémentine a un peu de rancoeur pour sa mère par rapport à ce qu’elle est. Les deux sont aux antipodes. J’ai l’impression qu’il y a quand même une pointe d’envie de la part de Clémentine. Ton écriture est très agréable, ça se lit d’une traite. Et j’aime vraiment beaucoup ton humour, j’ai d’ailleurs ris sur le passage d’Olive Prune et Myrtilles 😂

Léa Roman

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Il y a 5 ans

J'ai adoré le passage avec la confiture.

Sand Canavaggia

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Il y a 5 ans

une mère émancipée, dans les excès presque trop indépendante pour l'être vraiment qui suscite chez Clémentine un peu une envie tout en jugeant un peu ses éclats de rire qui sombrent (une bipolaire), de l'humour à foison entre lustre, olive, prune ou myrtille...Cette mère jugée alors que le constat de sa réputation pas touchée nous est confiée, mais elle est comme les autres regardant sa liberté en lui faisant dire sous tes phrases qu'elle aurait aimé qu'elle soit plus commune...

LilouJune

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Il y a 5 ans

J'ai beaucoup ri avec Olive, prune et myrtille ! Tu écris vraiment très bien. C'est très agréable à lire.

SamanthaMorgan1711

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Il y a 5 ans

Un chapitre qui se déguste, qui fait sourire tout en étant tout de même chargé en émotions. Bravo

Elsa Carat

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Il y a 5 ans

Rhooo merci :)

Annelise84

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Il y a 5 ans

J'aime beaucoup tes citations en début de chapitre. Ça met tout de suite dans le ton :-)

Elsa Carat

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Il y a 5 ans

Chouette, je suis contente ! Dommage qu'on peut pas mettre des titres de chapitres plus longs ;)

Karl Toyzic (Ktoyz)

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Il y a 5 ans

D'excellentes descriptions et on est directement emballé par le texte. Je soupçonne quand même un problème Freudien à cette psy largement nourri par sa maman :)
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