Elsa Carat (A)muse-moi ! Une bonne oreille...

Une bonne oreille...

Une bonne oreille à votre écoute est généralement quelqu'un qui pense à autre chose – Kin Hubbard


Clémentine. Un prénom de fruit. Un fruit commun, en plus. Pas un de ces fruits exotiques qu'on ne trouve que très rarement au supermarché et qui, quand on a la chance de les voir en rayons, sont exposés tels des trésors (il n'y a qu'à se référer au prix au kilo), en tête de gondole du secteur fruits et légumes, où un grand panneau annonce fièrement « Grenadille », « Pitaya » ou « Litchi ». Non, j'ai un prénom de fruits entassés par douzaine dans des cagettes et que les mômes délaissent au profit du chocolat aux goûters de Noël organisés par l'école.

Je n'irai pas jusqu'à dire que j'aurais aimé m'appeler Noix de Coco. Mais tout de même, je suis convaincue que ma mère a, dès le départ, tout planifié afin de s'assurer que sa fille unique ne lui ferait jamais d'ombre.

Ma mère a un prénom de star, elle. Elle s'appelle Aria. Je suis sûre qu'un jour, quelque part sur Terre (ou sur une autre planète), un homme va découvrir un nouveau fruit subtropical d'une beauté et d'une complexité extraordinaires, au goût sucré -bien qu'une légère aigreur persistera au bout de plusieurs bouchées- et qui le baptisera Aria (en faisant rouler le « r ») … A-rrr-ia....

Aucune lettre à faire rouler dans « Clémentine », - même si ça roule plutôt bien, une clémentine. Pfff, ma mère m'a sciemment choisi un prénom de fruit dont on peut se servir pour jongler ! Je me demande ce que Freud en penserait...

Mais ma mère n'a pas que le prénom d'une star, elle en est une. Ou en a été une, pour être tout à fait exact. Beaucoup pensent que c'est son pseudo d'actrice, mais non. Du coup, je m'interroge : Est-ce qu'un prénom peut déterminer toute votre existence ? Ce matin, je suis bien décidée à réfléchir à la question mais le babillage incessant de mon patient m'en empêche.

Tiens ? Comment il s'appelle, lui, déjà ?

D'un geste que j'espère discret, je referme le dossier cartonné posé sur mon bureau pour lire la couverture. Au marqueur noir est inscrit : Jordan.

Jordan ? Il n'a pas vraiment de quoi se plaindre - si on met de côté le décès prématuré de sa mère et l'abandon du domicile conjugal presque synchrone de sa femme.

– Vous m'écoutez ?

Je relève les yeux vers le divan d'où le quadragénaire fronce les sourcils. Il n'a pas vraiment la tête d'un Jordan. Trop triste, trop banal, trop de lunettes. Ses parents ont dû se tromper.

– Bien sûr que je vous écoute. C'est mon métier.

Rassuré par mes compétences professionnelles, celui qui aurait dû s'appeler Benoît (ça lui va beaucoup mieux) poursuit son monologue qui consiste grosso-modo à répéter le plus souvent possible : Comment a-t-elle bien pu me faire ça ?

Je suppose qu'il parle de sa femme et non de sa mère qui n'a probablement pas décidé un beau matin de mourir d'une embolie pulmonaire. Quant à savoir comment sa femme a-t-elle pu le quitter en pareilles circonstances, j'en ai bien une vague idée. Elle s'est sûrement dit que c'était le moment ou jamais, qu'il fallait profiter qu'il soit déjà au plus mal. Elle a dû penser qu'il valait mieux arracher deux pansements d'un coup sec. Ou bien, elle s'est tout simplement résignée : « Si même sa mère l'abandonne, je ne vois pas pourquoi, je serais la seule à faire des efforts ! » Bien sûr, je garde cette deuxième option pour moi.

– Je sais qu'en ce moment c'est difficile pour vous, qu'il vous faut d'abord encaisser ces deux épreuves... Prenez le temps qu'il vous faut. Mais vous verrez, plus vite que vous ne le croyez, vous serez prêt à rebondir et ça pourrait même être le début d'une nouvelle vie, pour vous, Benoît...Euh...Jordan !

Le patient se redresse subitement sur le divan, affolé.

– Pourquoi vous avez parlé de mon voisin ? Vous croyez que j'ai raison, c'est ça ? Vous pensez aussi que ma femme est partie avec ce salaud de Benoît, notre connard de voisin !

Je lui assure que non, mon erreur n'a rien d'un lapsus révélateur. (Il aurait déjà fallu pour ça que je l'entende mentionner un Benoît.)

– Vraiment, excusez-moi... Et puis, entre nous, est-ce si important de savoir si votre femme est partie avec quelqu'un ? Ou même si elle est partie avec « votre connard de voisin » ? L'événement à retenir n'est-il pas tout simplement qu'elle est partie ? Elle est passée à autre chose, il va falloir que vous en fassiez de même...

J'espère secrètement que cette femme n'a pas quitté un Jordan-qui-n'a-pas-l'air-d'un-Jordan pour un Benoît. Aucun intérêt.

Je consulte ma montre. La matinée promet d'être longue. Puis, je me rappelle que je déjeune avec ma mère et j'envie secrètement ce Jordan-qui-a-plus-l'air-d'un-Benoît. Certes, il va devoir me faire un chèque de 55 euros après la consultation, mais il n'aura pas à manger avec sa mère ce midi, lui (à moins qu'il ne fasse un pique-nique sur sa tombe).

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41

41 commentaires

Morgane P.

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Il y a 2 ans

Je suis contente d'être venue faire un tour par ici, c'est génial 😆

PIERRE SCHOTT

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Il y a 5 ans

CE CHAPITRE EST CE QUE J'APPELLERAIS UN "PRODUIT D'APPEL" - ET CELA N'A RIEN DE PÉJORATIF : UN PREMIER CHAPITRE AUSSI RÉUSSI, LA PLUPART DES ÉCRIVAINS ÉDITÉS EN RÊVERAIENT. SUIS UN "COLLECTIONNEUR" DE 1ERS CHAPITRES > CLAUDE COURCHAY : "QUELQUE PART, TOUT PRÈS DU CŒUR DE L'AMOUR" / RENÉ FRÉGNI > JE ME SOUVIENS DE TOUS VOS RÊVES" - POUR N'EN CITER QUE DEUX... (OUI, JE SAIS : JE "CRIE", AVEC MES MAJUSCULES : C'EST MON CÔTÉ BÉDÉISTE, DEPUIS TOUT JEUNE...)

barbaralaine

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Il y a 5 ans

J'aime beaucoup ce premier chapitre avec plein d'humour ! La suite promet d'être captivante, je me hâte de la lire :)

MarinaM

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Il y a 5 ans

Wah quel humour, limite noir, qui passe pourtant à la perfection ! Le chapitre est rès bien écrit par ailleurs 😊

EstL' J

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Il y a 5 ans

Excellent cet humour! je poursuis avec plaisir!

Joanna Kheerly

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Il y a 5 ans

Super chapitre ! C'est un très bon début j'aime beaucoup ! Et félicitation pour ton coup de pouce 😉

Chloé Lombres

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Il y a 5 ans

J'accroche bien dès le début !

Léa Roman

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Il y a 5 ans

J'adore ce début d'histoire, c'est très brillant et j'en suis complètement fan.

Sand Canavaggia

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Il y a 5 ans

Je commence ma lecture sur une entrée avec une citation qui est un point que j'aime et qui me plonge dans une clémentine au goût très humaines se penchant en psy sur un être qu'elle reçoit Benoit/Jordan mais qu'importe son esprit bouge avec l'écoute. C'est un départ atypique qui ajoute à la fraîcheur de l'écrit et sa fluidité. Deux personnages dans un angle de vue, un départ presque en huit clos. Je poursuis...

LilouJune

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Il y a 5 ans

Quel humour ! J'adore !
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