Fyctia
Ressaisis-toi, Marina !
Matteo est couché depuis deux heures et la série me cloue au canapé. Je somnole. Il est bien trop tard, mais je n’ai pas le courage de me traîner jusqu'à mon lit, alors c’est parfait quand, à la fin d’un épisode, le site m’annonce, compte-à-rebours à l’appui : “Début du prochain épisode dans cinq secondes”.
J’ai le visage froissé au réveil, comme si toute ma face s’était repliée sur elle-même pendant la nuit et n’avait pas fini de se regonfler. Un vieux ballon de baudruche, voilà ! J’ai le visage comme un vieux ballon de baudruche. Plus que d’habitude, je veux dire. La douche et le café me remettent plus ou moins en route. Matteo, lui, reste blotti dans son lit, bien au chaud sous sa couette.
– Allez bébé, il faut y aller.
Il proteste.
Un instant je m’imagine m’allonger avec lui, dire ok on tire les rideaux sur cette journée, et dormir jusqu’à chasser tout le sommeil en retard que je traîne. Non, tu sais quoi, dormir jusqu’à me réveiller dans une autre vie. Juste ça : ouvrir les yeux à côté de mon fils, dans une chambre éclairée par un soleil blanc, en plein été, avec le chant des cigales et le parfum de la lavande, dans une maison rangée, en bois et en tomette, ouvrir la porte-fenêtre du salon et marcher dans l’herbe avec le visage lisse dedans comme dehors et un grand sourire. Pas de boulot, pas de clients chiants, pas de juge revêche, pas de collègues, pas de piles de dossiers en retard (oui, piles). Je m’allongerais dans un transat, en culotte et lunettes de soleil. Le soleil me dorerait la peau. Je crois que j’aurais un chapeau en paille aussi, un truc classe, genre Audrey Hepburn. Et personne dans la maison, pas de téléphone, juste le clapotis de la piscine (bien sûr qu’il y a une piscine !) et les cigales. Et peut-être un chat. Oui, parce que dans cette vie-là, je ne suis pas allergique.
Au lieu de ça, je tire Matteo par le talon et le fais glisser jusqu’à avoir mon front contre son front. Il se retient de rire et serre les paupières si fort qu’il se fait des plis autour du nez. Je lui fais les gros yeux et des chatouilles légères sous les côtes. Il pouffe et finit par planter ses pupilles d’amour dans les miennes, et par m’enrouler ses bras autour du crâne pour me coller la tête contre sa joue.
– Maman !
Je reste là, dans la chaleur de son cou et il y a tout cet amour qui circule entre nous, doux et pétillant. Je me redresse à contrecœur.
– Allez viens, c’est l’heure.
Il saute du lit et fonce aux WC. Je plonge le nez dans son oreiller pour profiter un peu plus longtemps de son odeur de petit garçon. Est-ce que ce petit moment de tendresse vaut ma vie parallèle en Provence ? J’aimerais dire oui mais en vérité, je ne sais pas.
- ***
– Fais du sport, me dit Hélène, ça te redonnera de l’énergie et ça te fera sortir et tu rencontreras des hommes.
– J’aime pas le sport, dis-je en geignant.
– Trouves-en un qui t’amuse, ça n’a pas besoin d’être une corvée.
– Fais du yoga !
– Viens avec moi à mon cours de méditation !
– Ne les écoute pas, accompagne-moi à la boxe !
Elles y vont toutes de leurs suggestions, les copines, en sortant de la salle d’audience du tribunal. On ressemble à une assemblée de Lords anglais avec nos robes en noir et blanc, il ne manque que les perruques. Muriel me convainc presque, avec son cours de danse Bollywood mais les autres fondent sur elle : "elle a besoin de se défouler et de rencontrer des mecs". Muriel bat en retraite. Je dis que j’y réfléchirai, merci les filles, et j’attrape mon bus. C’est une semaine père, alors Matteo est chez Philippe et moi, j'ai droit à des heures sup. Il est dix-neuf heures et je retourne au bureau.
Jurisprudence, Legifrance, versions de plaidoiries, conclusions. Tout s’enchaîne dans le silence d’un étage vide. Quand mon estomac grimace, en quelques clics je commande de quoi gagner encore quelques heures. "Pense à la semaine prochaine", me dis-je comme un mantra pour chasser la fatigue. La semaine prochaine, comme toutes les semaines impaires, ma journée de travail sera rognée par l’échéance de seize heures trente, et le travail que je n'aurai pas fini sera relégué aux petites heures de la nuit.
– Salut Saïd.
– Bon courage, Marina !
C’est un signe, non, quand tu appelles le coursier qui te livre ton repas par son prénom ? Un épisode de série accompagne mon repas. C’est le point culminant de ma semaine. Sylvie, ma patronne, tolère. Je sais qu’elle a un œil sur les historiques de nos navigateurs, elle m’a fait une remarque discrète une fois, à propos de ces visites aux sites de streaming, juste pour que je sache qu’elle savait. Sylvie, quoi.
Une heure du matin. Série finie depuis longtemps, boîtes de bouffe empilées dans la poubelle. Je vois trouble à cause de la fatigue. Je rentre, m’écroule sur mon lit. Texto à Hélène : “Tu fais quoi ?” Je m’endors avant sa réponse.
- * * *
– Aussi dur que ce soit à admettre, dis-je, je crois qu’elles n’ont pas tort, ça me ferait du bien mais leurs idées me font pas rêver.
Allongé sur son tapis, Bryce est absorbé par la contemplation du plafond. Au mur, des affiches de films de série B des années soixante.
– Qu’est-ce qu’elles proposent ? demande-t-il sans bouger.
– Danse, boxe, yoga. ..
La fin de ma phrase termine en simulacre de nausée. M’imaginer en position du petit chien me donne envie de me noyer.
– Je n’ai pas envie d’être comme toutes ces filles qui évacuent le vide de leur vie sur le tapis d’une salle de gym.
– Hum. C’est sûr que ta vie est super remplie en ce moment.
Assise en tailleur, à côté de la table basse qui disparaît sous les écorces de citron vert et les reliefs froids d’une pizza quatre fromages, je vide ma tequila sans relever.
– T’as pas une idée, toi ?
Bryce tambourine sur sa poitrine au rythme d’un morceau de métal norvégien
– Tu te souviens de l’été où j’ai découvert les films de kung fu ? On a passé toutes les vacances à imiter Bruce Lee et Jackie Chan.
Je ne vois pas où il veut en venir.
– Et ?
– Tu pourrais essayer ça.
J’éclate de rire.
– Merci, mais j’ai passé l’âge de jouer au ninja !
– Attends, bouge pas.
Il disparaît dans sa chambre, et revient après deux minutes de remue-ménage.
– Quelle main ?
Il dépose entre mes doigts les shurikens et le nunchaku de notre adolescence.
– T’as gardé ces trucs ?
– Pas toi ? demande-t-il d’un air triste.
– J’ai jeté pas mal de mes affaires quand j’ai emménagé avec Philippe.
Une justification bidon puisque j’ai dû “perdre” les miens dans un déménagement bien avant de rencontrer mon ex mari. Le nunchaku retrouve sa place dans mon poing. Ce n’est pas que j’aie su un jour le manipuler, mais le contact du vernis bon marché me renvoie des souvenirs de notre enfance. C’est peut-être la nostalgie qui m’a eue, le besoin de retrouver la simplicité de cette époque. Peut-être que, parce que l’idée venait de mon frère, elle était plus séduisante. Toujours est-il que je n’ai pas dit non.
16 commentaires
Morgane Rigan
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Il y a 5 ans
Alec Krynn
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Il y a 5 ans
Anaël V.
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Joanna Kheerly
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Gabriele VICTOIRE
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Anaël V.
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Nascana
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Lee Morrigan
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Anaël V.
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Il y a 5 ans