Fyctia

À quelques mètres de là, Aaron se détache du reste de la bande et il se passe quelque chose que je ne parviens pas à expliquer. Tous me regardent, mais lui, il me voit. Du bout des lèvres, il me murmure un tu peux le faire, que je déchiffre malgré la distance. Ce n’est pas grand-chose. Un geste. Une main tendue. Mais c’est tout ce qu’il me faut pour me remettre sur mes deux jambes et que je recommence à avancer. On échange un sourire, et j’oublie presque où je me trouve jusqu’à ce qu’un rire froid me ramène à l’instant présent.

— T’as un sacré culot quand même, hein.

— Je te demande pardon ?

Les prunelles de Cal me transpercent par leur animosité. J’ai un mouvement de recul, mais du fait de nos maudites jambes attachées l’une à l’autre, je pars en arrière. Cette fois, Cal à la décence de me retenir par le coude.

— Non, mais, quel boulet… raille-t-il.

— Je… Je peux savoir de quel culot tu parles ?

Il ricane, reportant son regard sur le parcours.

— Ça t’amuse de faire l’innocente, en plus ? À d’autres, Lia. Je sais comment tu fonctionnes après toutes ces années. J’avais juste espéré que tu avais mûri. Il faut croire que de ta part, je ne pouvais m’attendre qu’à une déception, venant de toi…

Chaque mot qu’il prononce est une gifle supplémentaire, alors que ça ne devrait pas l’être. Tout ce qu’il retient de moi, de nous, c’est de la déception ? Alors que moi, je m’accroche pour me reconstruire ? Que je ne fais rien d’autre que profil bas ? Quand est-ce que ce sera suffisant, pour lui ?

— Et j’ai fait quoi, de si décevant ? je l’interroge, la voix plus rauque que je l’aurais souhaité.

Il pouffe.

— De tous les mecs que tu pouvais te taper, fallait que ce soit Miller ?

Je ferme les yeux et inspire calmement. Au fond de moi, je sens la vague de la tristesse reculer pour céder la place à un torrent de colère. Cinq ans. Ça fait cinq ans qu’il m’a jetée comme une malpropre, pour une autre qui plus est, et me fait quand même une scène ? Tout ça parce qu’il croit que je sors avec Aaron ? Après tout ce temps, il n’a jamais réussi à enterrer la rivalité stupide qu’il entretient à l’égard de notre ami ? Abasourdie, je suis incapable de répliquer et me contente d’achever ce maudit parcours sans décolérer. Sans surprise, nous sommes les derniers à franchir la ligne d’arrivée. Je m’acharne immédiatement sur la corde pour défaire le lien, Cal ne se donnant pas cette peine. À la seconde où il cède, ma respiration se fait plus légère, mais ce n’est pas suffisant. Pour être libre, il faut que je mette autant de distance que possible entre cet homme et moi. Je bondis à travers la salle, bousculant sans m’excuser les personnes que se mettent en travers de ma route. Dès que j’ai atteint l’autre bout de la pièce, je m’empare de mes escarpins et les enfile comme si le sol me brûlait les pieds.

— Amelia !

La voix d’Aaron se fraie un chemin par-dessus le brouhaha de la foule. J’attrape sa veste et la lui tends.

— Amelia, je suis tellement désolé…

Je l’observe, confuse. Ce soir, ce n’est vraiment pas à lui de venir s’excuser. Il n’a fait que me soutenir, ce dont je lui en suis plus que reconnaissante. Il ne semble pas en avoir conscience, cependant, car il fixe le bout de ses chaussures et gratte la nuque sans oser me regarder dans les yeux.

— Je n’aurais jamais dû le laisser répandre cette rumeur sur nous, surtout sans ton accord, reprend-il. Je ne pensais pas que ça irait aussi loin. J’ai juste vu la façon dont il te parlait, la tête qu’il a tirée quand il a cru comprendre et je… J’ai voulu l’emmerder, en fait. Comme tu n’as rien dit, je pensais que tu avais compris, mais j’aurais dû m’en assurer. Et puis, j’étais loin de penser qu’il en ferait une affaire d’État et le dirait à tout le monde…

Oh. Donc c’est à cause de Cal que tout le monde pense qu’Aaron et moi formons un couple ? Ça le préoccupe à ce point ?

— Bref, je suis désolé.

— Tu n’as pas à t’excuser…

— Si si, me coupe-t-il. J’ai décidé ça tout seul, et ce n’est pas…

— Ça va, Aaron, je t’assure.

Nos yeux s’accrochent et s’attardent, comme si le monde autour de nous s’effaçait. Une bulle d’amusement éclot, et son rire, aussi doux qu’une note de musique, déclenche le mien. Peu à peu, je sens la colère qui gonflait en moi se dissiper.

— Bon et bien… glousse-t-il, maintenant, il va falloir leur expliquer qu’ils se sont trompés…

Je m’apprête à le taquiner étant donné qu’il est plus ou moins à l’origine du malentendu, mais j’aperçois la silhouette de mon ex qui se détache du reste des invités. Il nous fusille du regard, la mâchoire serrée. J’en ai marre. De son attitude. De lui. Du pouvoir qu’il a encore sur moi. Il a passé des années à rire de moi et à m’humilier alors… Et si l’on inversait les rôles, pour une fois ? Après tout, c’est de sa faute…

— En fait… commencé-je, un sourire malicieux se dessinant sur mes lèvres. On n’est pas obligé de leur dire quoi que ce soit, non ?

Aaron cligne des yeux, abasourdi. Il faut dire que je suis la première surprise par mon idée. Mais je ne me défile pas. Pas cette fois. J’ai peut-être dû me cogner la tête sur le parcours, qui sait ?

— Quoi ?

— On n’a qu’à continuer à jouer le jeu, poursuivis-je en haussant les épaules. C’est marrant, non ? Et puis, c’est juste pour ce soir… On pourra leur dire une prochaine fois.

Je vois l’incompréhension se former sur son visage. Comme il ne réagit toujours pas au bout de plusieurs minutes, je m’empare de ses doigts en quête de sa complicité.

— Après tout, c’est plus ou moins ton idée, non ? ricané-je. Tu voulais l’emmerder ? On est deux, Aaron, alors… Séduis-moi, si tu peux.

Il arque un sourcil et semble prendre le temps de réfléchir. Cela dit, il ne faut pas longtemps avant que quelque chose de l'ordre du défi se mette à étinceler dans son regard. Il ne dit rien, mais glisse davantage ses doigts autour des miens, me confessant ainsi sa réponse.