Fyctia

Ça dépasse le simple malentendu. C’est totalement grotesque. Et pourtant, c’est réel. Je ne vois même pas d’où ça sort, sérieusement. D’accord, Aaron et moi nous nous sommes montrés plus tactiles qu’il y a quelques années. Oui, c’est vrai, on s’est tenu la main et je me suis agrippée à son bras. Mais ça ne veut rien dire ! Sérieusement, il faut encore prouver que l’amitié entre un homme et une femme existe ? En 2024 ? C’est ridicule. Ridicule !

La mâchoire serrée, je suis Emma qui sautille comme une enfant qui vient de recevoir une friandise. Elle arbore fièrement son badge en carton qui témoigne de notre victoire. Quand elle se tourne vers moi et m’adresse un sourire, je parviens quand même à me dérider. Elle est animée d’une joie si sincère, si communicative qu’il est compliqué de lui faire la tête. Surtout qu’elle n’est pas responsable du quiproquo qui secoue ma soirée.

— Viens, on va voir comment se sont débrouillés nos hommes ! s’écrie-t-elle

— À ce propos, Emma…

Malheureusement, elle a déjà fait volte-face pour s’évaporer dans le couloir. Je prends sa suite avant de la perdre. À la base le sens de l’orientation et moi, ça fait deux, alors lorsqu’en plus, tout ce que je vois c’est une série de portes identiques — et vertes, pourquoi tout le monde aime cette couleur, bon sang ? — je suis incapable de me repérer. Quand on atteint la salle de présentation, le brouhaha est si dense que je vais avoir du mal à relancer la conversation. Il faut pourtant que j’essaie, on ne peut pas rester sur un tel quiproquo.

— Emma, je voulais te dire…

— Oh regarde, ils ont gagné eux aussi !

Non, mais c’est pas vrai ! Un grognement de frustration s’échappe de mes lèvres alors que l’on se fraie un chemin parmi la foule pour atteindre Aaron et Ezra. Ils ont tous les deux leur badge accroché sur leur chemise. Mes yeux s’attardent sur les manches retroussées d’Aaron, dévoilant ses bras, avant de remonter jusqu’à l’entrebâillement offert par les boutons de son col qui n’ont pas été fermés. Quand il capte mon regard sur lui, il lève un sourcil, surpris. Je peux lire l’interrogation sur ses traits et je me détourne, si brusquement que ma nuque craque. Mes joues s’enflamment, et je me force à inspirer un grand coup. Il faut vraiment que j’arrête de me comporter comme une adolescente ! Comment vais-je réussir à faire comprendre que tout ceci n’est qu’une énorme méprise, sinon ?

Ça va, on regarde juste le paysage…

Oh, toi, retourne dans ton panier !

T’es pas gentille…

— Vous avez gagné aussi ? m’interroge Aaron, me sortant de ma rêverie.

J’acquiesce.

— On dirait bien, oui

— Lia a été incroyable ! chantonne Emma, dont la joie n’a pas diminué

Le rire d’Ezra ne tarde pas à se faire entendre.

— Lia, à l’épreuve de déduction ? demande-t-il.

Une moue boudeuse se dessine sur mon visage.

— C’était des énigmes en fait, grogné-je.

— Ça ne change pas grand-chose ! s’exclame-t-il entre deux soubresauts.

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? répliqué-je, les bras désormais croisés sur ma poitrine.

— Que t’es pas le couteau le plus aiguisé du tiroir, chaton.

— Eh !

Un air courroucé s’empare de mes traits, mais mon rire finit par l’emporter. Mon effusion est rapidement rejointe par la joie des autres et je décide de savourer l’instant présent. Aussi étrange que puisse être la soirée, je dois avouer que chaque fois que je me retrouve avec eux, je me sens bien. J’en oublierai presque…

— Eh, mais on dirait que vous n’avez pas été trop nulles les filles !

Le timbre agaçant d’Alex s’infiltre dans mes oreilles et me fait grincer des dents. Il ne m’a vraiment pas manqué, celui-là.

— Tu fatigues, Alex… lâche Aaron, visiblement aussi las que moi.

— Oh allez, je plaisante ! Tu vas toujours chercher à défendre ta petite copine maintenant ?

Sa réflexion me fait sursauter. Mon Dieu, il faut vraiment qu’on dissipe cette rumeur avant qu’elle ne prenne de trop grande proportion. Je compte d’ailleurs sur Aaron pour le faire et je suis suspendue à ses lèvres, dans l’attente de sa réplique. Mais elle ne vient pas. Il ne répond rien. Rien du tout. Je me raidis si soudainement que son regard se pose sur moi. Il écarquille les yeux face à mon expression ahurie et formule un désolé du bout des lèvres. Désolé ? Comment ça, désolé ?

— On a tous gagné, du coup ? nous interroge Cal.

— Ouaip », répond Ezra avec une certaine fierté. Il reste quoi comme jeu, maintenant ?

Alex extirpe le programme de sa poche et le parcours du regard.

— Uniquement la marche jumelée. On y envoie qui ? Cal et…

— Tu la fais avec moi, Lia ?

Le silence s’abat sur nous aussi soudainement qu’un orage en plein été. Dans ma tête, je peux entendre le tonnerre qui gronde tandis que je fixe mon ex comme s’il venait d’être frappé par la foudre. Il ne peut pas être sérieux. Ça n’a aucun sens ?

— Amelia ? questionne Alex. Mais c’est un éléphant dans une maison de porcelaine !

— Bon, tu vas la lâcher oui ? réagit instantanément Aaron.

— Alex abuse, comme toujours, confirme Ezra avec un regard en biais à son intention, mais il faut avouer que Lia à des tendances… Maladroites ? glisse-t-il, cherchant à ne pas me vexer.

Mais il ne fait qu’exposer une vérité, alors je ne le prends absolument pas mal. En revanche, cela rend encore plus saugrenue la proposition de mon ex. Je le fixe à la recherche d’un signe de tromperie, mais je ne trouve rien de tout cela. Au contraire, sa voix s’adoucit quand il dit :

— Sinon, on peut peut-être laisser Lia décider ?

Cette fois, je recule. Est-ce qu’il est vraiment en train de se montrer… Gentil ?

— Alors, qu’est-ce que t’en dis ?

Je fouille dans ses yeux bleus et ne décèle rien d’autre que l’attente d’une réponse. Mon cœur tambourine dans ma cage thoracique et ma voix intérieure me hurle que je suis en train de faire une bêtise. Mais une petite part de moi souffle : et si… ? Et s’il avait changé ? Et si c’était une tentative de se racheter ? Je ne peux pas refuser, pas vrai ? Je me dois bien de lui laisser le bénéfice du doute. Cela nous permettra peut-être de tourner la page ?

— C’est d’accord, soufflé-je.