Fyctia

— Martinez ?

Les yeux d’Aaron clignent de surprise avant que son visage ne se crispe.

— Oui Miller ? sourit mon ex, la voix mielleuse.

— Qu’est-ce que toi, tu fais là ?

Je crois que je n’ai jamais, jamais entendu une telle froideur dans la voix d’Aaron. Je regarde les deux hommes se faire face, le regard dur. En fait, si je ne les connaissais pas, tous les deux, il serait impossible de penser qu’ils sont amis.

— J’ai pu prendre un autre avion, se contente-t-il de déclarer avec un haussement d’épaules. Je me suis dit que j’allais vous faire la surprise. Mais, en fait, c’est moi le plus surpris…

Ses billes glacées se posent sur moi et je me raidis. Il n’a pas changé. Certes, il a rasé ses cheveux dans une coupe beaucoup plus courte, rasée de près, mais à part ça, c’est toujours lui. L’homme qui a détruit mon passé, hante mon présent et gâche mon futur. Il a toujours le même halo de lumière autour de lui. Celui qui m’a fasciné, autrefois, avant de me brûler. Ses lèvres se courbent en un rictus amusé qui hérisse mes poils.

— Comment ça va, Lia ? ronronne-t-il. Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus, tous les deux, hein ?

Cinq ans. Ça fait cinq ans qu’on ne s’est pas vus. A-t-il vraiment pu oublier, alors que moi j’ai la date exacte de notre rupture gravée au fer rouge ? Je m’apprête à répondre, mais il ne m’en laisse même pas le temps.

— T’as laissé pousser tes cheveux ?

— Oh euh… Oui. Et toi, tu as…

Mes joues s’échauffent et je joue du doigt avec l’une de mes longues mèches blondes, incapable de trouver mes mots. Je déteste l’effet qu’il a sur moi. Je me déteste.

— Je croyais qu’on avait dit que tu étais mieux avec les cheveux courts.

Sa remarque claque aussi fort qu’une gifle. Le pire, dans tout ça, c’est qu’il n’y a jamais eu de on. C’est lui, qui me préférait avec une coupe plus courte. Moi, je me contentais de ne pas le contrarier. Parce que c’était plus simple. Plus facile à supporter. Cinq ans. Cela fait cinq ans que l’on ne s’est pas adressés la parole, et il lui faut quoi, cinq minutes pour recommencer à m’humilier ? Je ne peux pas. Je ne peux pas supporter ça. Je dois… Je cherche à m’éloigner, mais je sens une résistance. Je comprends que ma main est toujours liée à celle d’Aaron. Il exerce une légère pression qui stoppe ma fuite.

— Amelia n’est jamais autre chose que sublime, Cal.

— Voyez vous ça…

Son expression durcit de manière si imperceptible que je dois être la seule à le remarquer. Cela dit, je suis bien trop choquée par ce qu’Aaron vient de dire pour prêter attention à l’orage qui couve en Cal. Qu’est-ce qu’il lui prend ? Pourquoi dit-il un truc pareil ? Je cherche à l’interroger silencieusement sur son comportement, mais je n’arrive pas à attirer son attention, celle-ci étant focalisée sur mon ex, qu’il foudroie du regard avec une intensité que je ne lui connaissais pas. Cal, lui, se contente de son indifférence de façade habituelle, mais je vois sa mâchoire tressauter quand ses yeux se posent sur nos mains. Je me rends alors compte qu’on ne s’est pas lâché, et que mes doigts sont toujours liés aux siens.

— C’est nouveau, ça ?

Cette fois, il n’arrive pas à masquer son amertume. Je crois qu’Aaron va me lâcher la main, mais c’est tout l’inverse qui se produit. Il raffermit sa prise et se contente de sourire.

— Assez récent, oui.

En même temps, ça ne fait que quelques jours que je lui adresse la parole à nouveau…

— Des félicitations sont de rigueurs, je suppose…

Hein ? Des félicitations ? Quelles félicitations, de quoi il parle ?

— Eh, les gars, vous venez ou quoi ?

Je reconnais d’Alex avant même qu’il pose son bras autour des épaules de Cal. Quand il voit l’expression de son meilleur ami, il fronce les sourcils et pose son regard vers nous. Là, il sursaute carrément.

— Lia ? T’es vraiment là ?

Je commence sérieusement à le regretter, mais oui… Mais comme depuis l’apparition de Cal, une souris est venue me couper la langue, je me contente de hocher la tête.

— Oh merde alors ! Et tu fous quoi, Miller, tu tapes dans les restes des potes maintenant ?

Les… Les restes… ?

— Hawkins, ça va pas ou quoi ? ricane Cal, donnant une tape dans le dos de son ami. Lia n’est le reste de personne, t’abuses.

Je vois les traits d’Aaron se détendre, mais je ne suis pas dupe. Ça, ce n’est rien d’autre que sa gentillesse de façade. C’est pour ça que personne ne peut ne serait-ce qu’envisager le comportement qu’il a pu avoir avec moi. Un homme pareil ne peut pas mal se conduire, voyons. C’est forcément la femme qui cherche à ternir sa réputation, car elle ne supporte pas la rupture. Comment pourrait-il en être autrement ?

— T’es bien plus cool que moi, mec ! lance justement Alex à la cantonade. Vous venez à notre table, du coup ? nous interroge-t-il ensuite.

— Bien sûr, répond Cal à notre place. Il semblerait qu’on est des tas de choses à se raconter…

Je les regarde disparaitre parmi la foule, les yeux dans le vague. J’ai l’impression d’avoir été la spectatrice d’un film. Mais il est temps que je me ressaisisse.

— Je vais rentrer.

Ma voix est si rauque qu’on pourrait croire que je n’ai plus parlé depuis une décennie.

— Quoi ?

Aaron me regarde, incrédule.

— Le repas n’a même pas commencé. Et puis, il y a les jeux par équipes. Tu ne peux pas…

— Je ne peux pas rester, le coupé-je, inflexible.

— D’accord, capitule-t-il.

Sa réponse me serre le cœur. C’est comme si une part de moi est déçue qu’il cède aussi rapidement. C’est ridicule.

— Je vais te ramener.

— Quoi ? Non ce n’est pas la peine ! m’exclamé-je. Je vais appeler un taxi, ça ira très bien.

— Je peux être honnête avec toi, Amelia ?

Je fronce les sourcils.

— Hm, bah, bien sûr ?

— Moi non plus, je ne voulais pas venir.

Oh.

— Pourquoi ? je demande, abasourdie

— Il y a des choses qui… Enfin, des personnes… marmonne-t-il, hésitant. J’ai mes raisons, conclut-il dans un haussement d’épaules. Comme tu as les tiennes, je suppose ?

— Oui… soufflé-je. Mais alors, pourquoi tu es là ?

Cette fois, il plante son regard dans le mien. L’intensité de ses yeux verts me ferait presque reculer.

— Pour toi, Lia. J’avais envie de faire ça pour toi. Parce que j’ai l’impression qu’on t’a laissé tomber, et que c’est pas juste. Et puis, quand tu as accepté, j’ai cru que tu acceptais enfin de le faire pour toi, toi aussi.

Sa remarque réveille en moi quelque chose que je ne pensais pas pouvoir éprouver. J’ai ce fourmillement étrange qui crépite jusqu’au bout de mes doigts. Parce que ce qu’il dit est vrai : ce soir, je ne suis pas là pour lui, pour Ezra ou le reste du groupe. Surtout, je ne suis pas là pour Cal. Je suis là pour moi. Parce que j’en ai envie, parce que j’en ai le droit. Alors, pour la deuxième fois depuis cinq ans, je prends une décision qui ne me ressemble plus.

— Bon et bien…

Aaron a déjà pris la direction de la sortie, mais je resserre ma prise sur ses doigts.

— Tu viens ? On a des jeux à gagner.