Fyctia
2.2
Le bureau de ma cheffe se situe au huitième étage. On pourrait penser que c’est parce qu’elle est notre broker, mais en réalité pas du tout. Elle pourrait totalement s’installer avec nous, si elle le souhaitait, mais on la soupçonne de préférer rester ici pour être plus proche de Nick Moore. Si l’on en croit les rumeurs de mon équipe, tous deux entretiennent une liaison. Je ne peux retenir la grimace qui froisse mon visage. Je ne porte pas le potentiel petit-ami de ma supérieure dans mon cœur. Il faut dire qu’entre son côté sexiste et sa manie de se sentir supérieur parce que lui en tant que négociateur commercial, il a un poste important, a le don de m’énerver. Bah oui, parce que nous, au service des ventes pour particuliers, on se tourne les pouces, c’est bien connu. Bref. Après avoir traversé le vaste étage, je frappe à la porte de son bureau.
— Vas-y entre, je t’en prie, installe-toi.
Je pousse le battant et claudique comme si je marchais sur des oeufs, mal à l’aise, alors même qu’elle vient de m’inviter à entrer. Quand je m’assois sur le fauteuil situé en face du sien, mon pied se prend pour un danseur de flamenco et frappe le sol de façon incontrôlée.
— Je te remercie d’être venue si vite. Je t’avoue que tu me mets dans une position délicate, Amelia…
Je le savais. Ça fait un moment que je redoute cette conversation. Il faut qu’elle ait lieu cette semaine, bon sang ? Pile lorsque c’est déjà le bazar dans ma tête ? Qu’est-ce que j’ai fait pour avoir un si mauvais karma, sérieux ?
Moi, je dirais que tu ne fais rien du tout, et que c’est ça ton plus gros problème, mais…
Chut, laisse-moi tranquille, toi.
— C’est plus possible, reprend-elle, me ramenant à la conversation en cours. Il va vraiment falloir que tu prennes tes dispositions. Il arrive un moment où même moi, je ne peux plus rien faire, tu comprends ?
Mes épaules s’affaissent. Bien évidemment que je comprends, c’est juste que j’ai préféré ignorer le sujet.
Comme à ton…
Non, ne t’avise même pas de terminer cette phrase.
— Je vais voir ce que je peux faire… marmonné-je comme une enfant prise en fraude.
— Non non, Amelia, y a rien à voir là. Tu as 40 jours de congés sur ton solde, ça ne peut pas continuer. Je te laisse jusqu’à la fin du mois pour en poser. Au-delà, je serai obligée de t’en supprimer la moitié…
— Oh, et bien, si c’est que ça… je lance, prête à lui dire que ça ne me pose aucun problème.
— Et de te mettre en repos imposé pour l’autre partie,
Ah. Zut. J’aurai dû me douter que ça ne pouvait pas être au simple. Sienna se masse les temps et reprend avec un ton presque maternel qui me surprend.
— Les services RH ne recherchent pas à t’ennuyer, Amelia, et on a tous conscience de la qualité de ton travail. Mais ce n’est pas sain, et ils craignent que tu craques d’un coup et disparaisses sans que rien soit organisé. Ça ferait peser toute la charge sur tes collègues. Et ça, je ne peux pas l’accepter.
— D’accord, j’abdique, consciente qu’elle a raison.
— Bon, très bien. Je te laisse revenir me voir avec une proposition de congés. Et de vrais congés, pas juste un long weekend.
Elle s’est déjà emparée de son téléphone, indiquant clairement que pour elle, la discussion est close. Je quitte son bureau d’un pas trainant, désormais beaucoup moins soucieuse à l’idée d’abimer mes chaussures. Il est tout à fait légitime de se demander ce qui ne va pas chez moi. C’est pas comme si c’était si terrible de prendre des congés. Enfin, sur le papier, en tout cas. La réalité, c’est qu’en dehors de mes parents et Joyceline, je n’ai personne. Et bien que j’adore rester chez moi à regarder une série, bouquiner ou me blottir dans la douce fourrure de Pillow, mon chat, je tourne vite en rond. Or, mon enfer personnel, ce n’est pas tant les autres, mais surtout le silence. Il me fait réaliser à quel point je me sens seule. À quel point je me sens vide. Pour affronter cette situation, ma psychologue m’a conseillé de meubler mon quotidien, et c’est ce que j’ai fait. En travaillant. Je ne suis pas tout à fait certaine que c’est ce qu’elle entendait, mais je suis fière d’être parvenue à trouver une solution pour aller mieux. J’aime mon job et il m’aide à penser à autre chose. Alors, pourquoi diable m’imposer plus de congés ?
La mort dans l’âme, je suis presque arrivée au niveau de l’ascenseur quand j’entends une voix masculine m’interpeller.
— Amelia ?
Je ferme les yeux, priant pour que la vie se décide à me ficher la paix une bonne foi pour toute. De son côté, il a un moment de flottement, comme pour s’assurer que c’est bien de moi qu’il s’agit. Quand il en est certain, un doux sourire éclaire les traits de son visage. Cela devrait provoquer le mien, mais c’est tout l’inverse. Le son de mon prénom dans sa bouche ravive des souvenirs que j’ai de plus en plus de mal à réfréner. J’opte alors pour ce que je sais faire de mieux, ce que je me contente de faire, depuis tout ce temps : prendre la fuite.
— Salut, Amelia ! Comment tu…
— Bonne journée, Aaron.
Je ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase. Je ne lui accorde pas même un regard. Et alors que je retourne à mon étage, j’ai mal. Pour la façon dont je viens de le traiter. Pour la façon avec laquelle je les traite tous, depuis tant d’années, alors que l’unique coupable dans tout ça, c’est moi. Ce n’est pas de leur faute à eux si j’ai succombé au charme de Cal. Ce n’est pas de leur faute à eux, si mon cœur est en miettes et que je peine à en recoller les morceaux. C’est la mienne, et uniquement la mienne. Qui a été stupide au point de croire que ses sentiments étaient sincères ? Moi, et seulement moi. Je devrais être la seule à en payer le prix, je ne devrai pas faire peser cette responsabilité sur leurs épaules, mais c’est trop dur et je… Je préfère les éviter, tout comme je l’évite, lui.
Ils sont beaux, tes progrès, hein ?
Incapable d’affronter un instant de plus le maelstrom de mes émotions, je me précipite à mon bureau et enfile ma veste. Quand j’empoigne mon sac, Joyceline y entre à son tour et s’arrête net. — T’as si faim que ça ? me demande-t-elle, pince-sans-rire. Laisse-moi deux minutes, je dois encore…
— Je rentre chez moi.
— Hein ? Y a eu un souci avec Sienna ? Si tu veux en parler, on peut…
— Je rentre chez moi, insisté-je, déjà en direction de la sortie.
— Lia, attends ! Tu reviens, après ? Qu’est-ce que je dis à Sienna si je te revois pas ?
Je m’immobilise et prends le temps de calmer ma respiration. Une fois que je suis à peu près sûre que je vais parvenir à articuler une phrase, je lance, d'une plus rauque que je ne l’aurai voulu :
— T’as qu’à lui dire que j’ai posé un après-midi de congé.
120 commentaires
Assmag
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Il y a 2 mois
maddyyds
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Il y a 3 mois
Alexandra ROCH
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Il y a 3 mois
QuinnDevis
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Il y a 4 mois
Scriptosunny
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Il y a 4 mois
Manon San nicolas
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Manonst
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Angel Guyot
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Lunedelivre
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Il y a 4 mois
WarlockCassie
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Il y a 4 mois