Fyctia
3.1 LYRA
Une semaine. Sept jours. Cent-soixante-huit heures. Dix-mille-quatre-vingt minutes. Et tant de secondes. Une semaine, depuis… Depuis… Mon cerveau refuse cette information. Comment le pourrait-il ? Gidéon est… Était. Gidéon était mon meilleur ami. Était. Parce qu’il est mort. Alors je dois parler de lui au passé. Je déteste ça. Après l’explosion de l’Institut Gadanya, il nous a fallu plusieurs jours pour réaliser que nous avions failli perdre Gidéon. Notre propre mortalité nous a sauté au visage et nous a laissés sonnés. Mais il n’était pas mort, alors. Il avait tout juste été blessé, quelques égratignures. Ce fut plus que suffisant pour nous terrifier, cela dit. Mais maintenant…
Comment peut-on mourir si jeune ?
Je ne suis pas la mieux placée pour poser cette question. Après tout, j’aurais pu ne jamais atteindre quatre ans, et ma constitution fragile risque de m’être fatale plus tôt que mes camarades. Mais les conditions sont différentes. Gidéon n’aurait pas dû décéder. Il avait la vie devant lui !
Ces pensées tournent en boucle dans ma tête. Depuis une semaine. Sept jours. Cent… Stop. Je soupire. Je suis seule, allongée sur mon lit. Les yeux rouges d’avoir trop pleuré. Des cernes violacées. Je pourrais presque me réjouir, pour une fois, je ne suis pas complètement blanche, terne. Calypso à raison : j’ai l’air d’un cadavre. Au mieux, d’une mourante. D’une certaine façon, c’est un peu le cas. J’aurais préféré que ça soit moi que l’on retrouve dans ce lac, et non lui.
La tristesse réveille en moi des souvenirs auxquels je ne veux pas penser : Père et mère se serrent l’un contre l’autre. Je pleure. Je suis jeune. Trop jeune. Trois ans, pas plus. Debout, dans une pièce sombre uniquement éclairée par des bougies, je tiens une peluche miteuse entre mes doigts moites. Un mélange de larme et de morve souille mon visage. L’homme étrange qui me surplombe me terrifie. Dans un coin se trouve un lit. Elle est dessus, allongée, mourante. Annabeth.
Ça suffit. Je refuse de songer à cette nuit. Au lieu de ça, je décide de me lever pour voir comment se porte Calypso. Aujourd’hui, les cours reprennent. Comme si une semaine pouvait suffire… Je suis debout. J’y suis obligée. Si je ne me force pas à prendre les choses en main, qui le fera ? Ma meilleure amie est une loque depuis… Bref. Je dois m’assurer qu’elle tienne le coup. Moi, ça ira. Ça va toujours. Il le faut. Je ne dois pas me laisser abattre, ni laisser Caly couler. Si elle ne peut pas rester seule à la surface alors… Non. Pas de noyade. Pas encore.
Après tout ce que mon amie et sa famille ont fait pour moi ces onze dernières années, il est hors de question que je l’abandonne à sa tristesse. Peu importe qu’elle en devienne méchante. C’est avec une détermination toute neuve que j’entre dans sa chambre. Sans grand étonnement, je la trouve roulée en boule sous sa couette. Je m’assois au pied du lit et secoue doucement sa jambe.
– Caly ?
– Hmm ?
– Il faut te lever, les cours commencent dans une heure.
– M’en fiche, grommelle-t-elle d’une voix enrouée.
– Il n’aurait pas voulu ça…
– M’en fiche.
Elle est triste. Elle est en colère. Elle a besoin d’un coupable. Sauf qu’il n’y en a pas. D’après les autorités, il s’agit d’un accident. Je ravale la bile acide qui remonte le long de mon oesophage. “Un accident”. Il y en a beaucoup en ce moment…
– Caly, s’il te plaît. Ne m’oblige pas à user de violence pour te sortir de là. On doit aller en cours.
– Pourquoi ?
C’est vrai ça. Pourquoi ? Pourquoi aller en cours ?
Moi aussi, je suis en colère. Moi aussi, j’ai besoin d’un coupable.
– Parce qu’on ne peut pas arrêter de vivre. Parce que ce ne serait pas faire honneur à sa mémoire que de sacrifier ton avenir, Calypso.
Le reniflement dédaigneux qui lui échappe fait écho à mes propres pensées. Je ne les laisse cependant pas prendre le dessus. De notre duo, j’ai toujours été la raisonnable. Aujourd’hui plus que tous les autres jours, je dois me tenir à ce rôle.
– Si tu ne bouges pas de ce lit, je vais aller chercher ton frère. Et on sait toutes les deux qu’il ne se montrera pas aussi prévenant et doux que moi.
C’est partiellement faux. Adriel adore sa sœur. Même s’ils se chamaillent constamment, il ne ferait jamais rien qui puisse lui causer de la souffrance. Par contre, il pourrait tout à fait lui renverser un seau d’eau dessus pour la contraindre à quitter le lit.
– Bien, bien, j’arrive, grogne-t-elle.
Satisfaite, je quitte sa chambre pour la laisser se préparer.
– Je reviens dans dix minutes m’assurer que tu es décente !
Je gagne la salle d’eau et commence ma propre toilette. Je natte mes cheveux dont l’absence de couleur me déprime autant qu’elle me rappelle ce que j’ai perdu. Vient ensuite le moment d’enfiler ma chemise. En été, je pourrai enfin ressortir la robe de mon placard. Mais, pour l’instant, le froid me contraint à une tenue plus chaude. Si seulement nos uniformes étaient plus colorés… Les autres étudiants en spécialisation de magie élémentaire, à savoir les quatre éléments et leurs dérivés, ont chacun un corset de la couleur de leur élément. Vert pour la terre, comme Calypso. Rouge pour le feu. Rose clair pour l’air. Et pour l’eau, un bleu si pâle que l’on pourrait penser que les directeurs l’ont choisi juste pour me torturer. Bien évidemment, ce n’est pas le cas. Ces couleurs sont associées aux éléments depuis la création de l’école, il y a plusieurs siècles. Quant aux étudiants les plus jeunes, en préparatoire, ils portent un corset marron. À présent que des étudiants de l’Institut Gadanya, spécialisés dans la divination, nous on rejoints, des corsets noirs ont fait leur apparition.
Je me rappelle encore quand Gidéon nous a annoncé qu’il ne ferait pas sa spécialisation avec nous à l’Académie car il rejoignait l’Institut. Nous avions douze ans, soit un an avant notre dernière année en préparatoire. Il a attendu que l’on mange pour nous révéler avoir eu sa première vision. Il était si fier… Il faut dire que, contrairement à la magie élémentaire ou à celle runique, la magie de l’esprit est innée et très rare. Alors que tous les autres mages, qu’ils soient élémentaires ou runiques, doivent déclencher leurs pouvoirs à l’aide d’une rune tatouée sur leur peau et d’une encre bien particulière, les médiums, les télépathes et autres mages de l’esprit se révèlent naturellement. Les parents de Gidéon étaient si heureux de l'envoyer à l'Institut. Sont-ils encore parents alors que leur fils unique est décédé ? Cette pensée me donne la nausée…
Pense à autre chose.
Dix minutes plus tard, je suis heureuse de constater que Calypso m’a écoutée. Lorsqu’arrive l’heure du premier cours de la journée, il règne dans l’air une lourdeur étouffante. Cela n’a rien d’étonnant. Même s’il n’était pas à l’Académie en spécialisation, Gidéon a passé sept ans, de ses six à ses treize ans, en cours préparatoire avec nous. La majeure partie des étudiants le connaissait, même si ce n’était que de nom.
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Bec-Putride
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Il y a 3 mois
LiliJane
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Il y a 3 mois
oriaé la pluie
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Gottesmann Pascal
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