Carrie N Résistance Jardin secret

Jardin secret

Elle rougit. Je la déstabilise et j’adore ça. Elle me sourit, gênée, le regard brillant. Elle baisse les yeux. Je profite de cette fragilité pour tenter de la garder autant que faire ce peut à mes côtés ce soir, cette nuit peut-être. Mon cœur s'emballe et un frisson me parcours l'échine rien que de l'imaginer.

— Je t’offre un verre ou tu préfères voir mes créations ? Ou les deux ?

— Sans vouloir être rabat-joie, il me semble que tu as déjà bien bu non ?

De fragilité il ne semble plus y avoir. Elle est épatante dans sa capacité à reprendre contenance en un quart de seconde. Je ne me laisse pas perturber pour autant.

— Je te le concède mais ça ne m’empêche pas de t’en proposer un.

C’est quoi ce vocabulaire ? L’alcool me monte à la tête, c’est évident !

— Non merci. Allons voir tes dessins.


Je me sens fébrile subitement. Je vais lui faire découvrir mon monde, celui que je ne partage pas, avec personne. Même Jules n’a aucune idée de ce que je fabrique ici. Il a bien vu quelques planches à une époque et a été bluffé selon lui, mais il n’est jamais revenu à la charge sur le sujet. Je n’ai pas non plus montré mon travail à Gustave, bien que nous soyons sur la même longueur d’onde. Nous ne nous connaissons pas depuis assez longtemps. Aucune des nanas que j’ai fréquentée plus d’une soirée n’était intéressée par le sujet et ça me va très bien. En dehors des dessins envoyés avec mon CV à Maruka et des planches laissées à Cassy, qu’elle est la seule à avoir vu, personne n’a jamais profité de mon travail personnel.

— Tu es la première à qui je fais découvrir mon monde.

Cassy lève sur moi des yeux surpris, avec une lueur que je ne sais pas qualifier. Est-ce de la crainte ou de la reconnaissance ? Son regard change rapidement, à la vue des images qui s’étalent devant elle.

Je suis ordonné dans mon travail, mais la quantité de créations que j’ai réalisée depuis presque vingt ans, envahit une pièce entière de 20 m². Il y en a partout sur les murs, sur des chevalets, sur la table, dans des classeurs à archives, des porte-documents ou empilées en attendant de trouver un lieu de rangement.

Cassy écarquille les yeux et sourit telle une enfant dans la caverne d’Ali Baba. Je ne sais pas exprimer ce que ça me fait. Je ressentirais presque ses émotions. Je regarde, pour la première fois, l’envergure de mes réalisations, en ayant l’impression d’être spectateur de ce monde et non plus créateur. Je découvre mon propre travail sous un autre angle. J’ai conscience du regard de l’autre sur mes pas, et pas de n’importe quel « autre ». Cassy, cette femme qui a fait chavirer mon cœur il y a quelques semaines de cela, et qui vient de pénétrer dans mon jardin secret. Tout se mélange dans ma tête. Je suis ému, inquiet, heureux, avec une furieuse envie de rire, nerveusement sûrement, mais de fierté aussi.

— Waouh Baptiste c’est colossal ! Mais combien d’heures as-tu passé à réaliser tous ces trésors ?

Merde… L’émotion me prend à la gorge qui se serre. Je n’arrive pas à lui répondre. Cassy avance à pas feutrés dans la pièce, sans me regarder, happée par mon monde, comme si elle avait peur d’être prise en flagrant délit de curiosité. Elle tend la main vers une pile de feuilles posée sur la table devant elle puis se ravise avant de les toucher.

— Je peux ?

Elle me regarde, geste en suspend. Impossible de lui dire non ! Non seulement parce qu’elle est là pour ça, mais parce que l’admiration que je lis dans son regard me donnerait l’impression de la punir si je refusais. Toujours sans voix, j’acquiesce d’un signe de la tête. Cassy feuillette la B.D. avec délicatesse, comme si elle craignait de l’abîmer. Elle passe à la page suivante doucement, appréhendant peut-être de découvrir la suite. Puis, elle pose les feuilles sans aller jusqu'à la dernière et continue d’évoluer dans la pièce, en effleurant tout ce qu’elle approche. Parfois, elle tend la main et ne touche pas. Elle s’arrête puis reprend sa découverte.

Je suis écartelé entre mon désir d'une puissance hallucinante. Ai-je d'ailleurs autant eu envie d'une femme avant elle ? Je ne crois pas. Je l'admire, la déshabille du regard. J'inscris chacun de ses traits, de ses gestes, de ses soupirs, de ses sourires, de la forme de sa bouche quand elle découvre une nouvelle oeuvre, dans ma rétine. De son parfum sucré qui embaume lentement la pièce. Parce que j'ai conscience que ça ne se reproduira peut-être pas.

Cette avalanche d'émotions qui me pousserait habituellement à me ruer vers elle pour la posséder entièrement, reste pourtant figée avec moi. Parce que chacun de ses pas, de ses effeuillages, me met un peu plus à nu. Je ne suis plus fier, je suis un enfant que l’on juge, que l’on observe, que l'on regarde. Pour la première fois, au milieu de mes dessins, au milieu de mon monde où habituellement je suis seul, l’apparence semble avoir quelque chose à y faire. Il ne s’agit plus de faire le beau parce que je suis canon, il s’agit de mettre en avant mon talent et la beauté de mes œuvres. Mais je ne trouve rien à dire. J’ai su me vendre à l’entretien d’embauche, mais c'est ce que je suis en surface que j'avançais, pas moi, pas tout ce qui me compose, tout ce qui me définit, qui était resté intact, jusqu’à aujourd’hui.

Pourquoi l’ai-je invitée à entrer dans ma taverne ? Que me restera-t-il si au bout du compte, elle s’en va ? Pourtant je n’arrive pas à regretter mon geste. J’étais imbibé d’alcool quand j’ai trouvé cette solution pour l’inciter à me suivre dans mon antre afin d'arriver à mes fins. Bien que ses vapeurs se soient dissipées comme par magie, j’ai la sensation d'avoir pris la bonne décision et là encore, de jouer à quitte ou double. Parce qu'il me semble que la demi-mesure ne fait pas partie du vocabulaire de Cassy.


Elle me sort de ma réflexion en s’exclamant.

— Baptiste, mais c’est prodigieux ! Comment en es-tu arrivé à devenir graphiste avec un talent de dessinateur aussi exceptionnel !

Elle me déshabille du regard, à la fois admirative, perplexe et sur un ton presque de reproche. Je suis vraiment troublé, mais je réponds en toute sincérité.

— Probablement parce que je ne suis pas habitué à me mettre à nu. Chacun de ses dessins, chacune de ces créations, jeté sur papier, part d’une émotion, d’un besoin de poser mes valises, de décompresser d’une journée ou de sortir quelque chose. Je ne sais pas si je serais aussi bon si un sujet m’était imposé.

— Mais tu plaisantes, je suis convaincue que si ! C’est extraordinaire !

— Merci.

Je baisse les yeux. Elle me laisse sans voix. Le petit garçon semble avoir mérité un bon point.

— On se le boit ce verre ?

La tornade Cassy continue de frapper. Elle me surprend, encore. Son visage est éblouissant. Ses beaux yeux bruns pétillent, son sourire est franc et séducteur, enfin je crois. Mes repères à ce sujet sont noyés dans l’inédit de l'instant. J’acquiesce, intimidé et heureux. Je lui fais un signe de la main afin qu’elle me précède dans le salon, et l’invite à s’asseoir sur le canapé.

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