Fyctia

Gabriel

L’air froid me cueille dès que je sors du bâtiment, un vent glacé s’infiltre sous ma veste. Je frotte mes mains l’une contre l’autre, souffle dessus pour y redonner un semblant de chaleur. L’odeur du bitume humide flotte dans l’air, mêlée à celle de la neige qui menace de tomber une nouvelle fois.

Blake a filé comme si le diable lui-même lui soufflait dans la nuque. Il a claqué la porte derrière lui sans un regard en arrière. On aurait dit qu’il étouffait. 

Un instant, j’hésite. Je pourrais rentrer, me fondre de nouveau dans l’atmosphère du restaurant, prétendre que je n’ai rien vu, rien compris.

Pourtant, ce serait un gâchis.

Parce que Blake m’intéresse.

Pas pour ce qu’il est, un chef au caractère volcanique. Bourré de talent sûrement, mais incapable de sociabiliser sans mordre.

Il devrait s’entendre avec Napoléon sur ce point.

Ce qui m’intéresse en tout cas, c’est cette faille que je viens d’entrevoir sous sa colère. Ce détail qui a fissuré sa carapace.

Et surtout, ce que j’ai deviné.

Mes pas mènent mes pensées, et bientôt, je traverse le parking plongé dans l’ombre. Quelques lampadaires faiblards projettent des halos tremblotants sur le goudron. Ils éclairent ça et là les silhouettes des voitures garées.

Je repère la Toyota de Blake sans effort.

Et lui, la seconde d’après.

Il est adossé à la portière, le téléphone vissé à l’oreille, le regard fixé sur un point invisible devant lui. Son autre main est crispée contre la tôle froide. Son corps est une ligne tendue, un arc bandé sur le point de lâcher.

Je ralentis à quelques pas, assez près pour l’entendre, mais assez loin pour qu’il ne me remarque pas encore.

— Livia ! Pourquoi tu ne m’as pas dit que c’était mon putain d’ex, le marié ?

Sa voix claque dans la nuit. Elle vibre d’une colère qui masque à peine l’émotion sous-jacente. Je me fige.

Oh. Alors c’est ça.

Un sourire amusé étire mes lèvres

Je revois Ronan, son expression mesurée, la façon dont il a soigneusement évité de croiser le regard de Blake. L’instant où il a appris que Blake serait le nouveau chef du mariage. Ce petit moment de flottement, à peine perceptible, avant qu’il n’assimile l’information et ajuste son masque.

Cet imposteur connaît Blake, et il a menti.

Les pièces du puzzle s’emboîtent, l’image se dessine.

Blake, cet homme au tempérament explosif, rongé par un sentiment plus profond que de la simple contrariété.

Ronan, le futur marié qui feint l’indifférence.

Et June, qui ne se doute de rien.

C’est un chef-d’œuvre de tragédie, et je n’ai jamais été du genre à détourner les yeux face à un spectacle fascinant.

Blake continue de parler, la tension dans sa voix est presque douloureuse à entendre.

— Non, Livia, je ne peux pas juste… faire semblant. Je…

Il s’interrompt. Ses doigts se resserrent autour de son téléphone, sa main libre vient se perdre dans ses cheveux en bataille. Un tic nerveux. Je pourrais partir. Faire demi-tour, respecter sa colère et sa douleur.

Mais pourquoi faire ?

Alors, plutôt que de me cacher, je me racle la gorge bruyamment.

Blake sursaute et tourne la tête vers moi. Ses yeux verts s’agrandissent sous le coup de la surprise… et de l’agacement.

Il raccroche sans attendre, ses doigts sont blanchis par la tension.

— T’es obligé de suivre les gens comme un foutu fantôme ? il crache la voix rauque.

Son irritation me divertit. Je m’approche, calcule chacun de mes pas.

— Seulement quand ils fuient une scène dramatique avant la révélation finale.

Blake croise les bras, adopte une posture de défi.

— Tu m’espionnes ?

Je lève les mains en signe d’innocence.

— Pas du tout. Je voulais juste voir si tu allais bien après ton départ précipité.

Je marque une pause, incline la tête, le scrute avec attention.

— … Maintenant, je comprends pourquoi.

Son expression se ferme immédiatement, comme une porte blindée qu’on claque sous mon nez.

— Ça ne te regarde pas, Beaumont.

— Probablement.

Je fais un pas de plus.

— Mais avoue que c’est fascinant.

Sa mâchoire se contracte, ses doigts tapotent un rythme nerveux contre son bras.

— Fascinant ?

— Ton ex qui épouse ma petite sœur. Ronan qui te reconnaît, mais fait comme si de rien n’était. Toi, coincé au milieu avec la responsabilité du banquet du mariage de l’homme qui, j’imagine, t’a brisé le cœur.

Je savoure la tension dans l’air, la façon dont ses yeux s’assombrissent, la colère qui bouillonne sous sa peau. Puis, je reprends.

— Tu as raison, ce n’est pas fascinant.

Je marque un temps, puis lâche, dramatique :

— C’est une véritable tragédie de Noël.

Blake inspire à petits coups, comme s’il se retenait de me frapper.

Honnêtement, je pense qu’il en crève d’envie. Il ferme les yeux, rassemble son calme, puis les rouvre avec froideur.

— Écoute-moi bien, Beaumont. Tu vas oublier ce que t’as entendu. Tu vas me foutre la paix.

Un sourire joue sur mes lèvres.

— Et si je ne veux pas ?

Son regard devient de la glace pure.

— Alors je te promets que ce mariage sera un putain de désastre.

J’éclate d’un rire bas.

— C’est drôle. Parce que c’est exactement ce que je veux.

Blake cligne des yeux, surpris. Il a balancé sa menace sous l’impulsion du moment, persuadé qu’elle suffirait à me faire reculer.

Mais il a mal joué. Je m’approche encore, plonge mon regard dans le sien. Je joue avec le feu, mais je ne peux m’en empêcher.

— Tu veux gâcher ce mariage, Blake ? Moi aussi.

Un frisson presque imperceptible le traverse.

Il essaie de garder une façade impassible, trop tard je l’ai vu. Je l’ai capté cette lueur d’intérêt, ce trouble qu’il tente de réprimer.

— Pourquoi ? il demande, la voix plus basse, presque méfiante.

— Parce que Ronan n’est pas un homme bien. Et que ma sœur mérite mieux.

Le silence suit. C’est un battement suspendu entre nous. Blake ne dit rien, néanmoins, il ne me contredit pas. C’est une victoire.

Ses bras se détendent, sa posture est moins hostile.

— Et qu’est-ce que tu proposes ?

Je souris, mon regard s’illumine d’une lueur malicieuse.

— Une alliance.

Blake ne répond pas.

Cependant, je vois déjà l’idée germer en lui.

Et ça, c’est tout ce dont j’ai besoin.