Fyctia

Mona me lance un regard que je connais bien. Celui qui signifie : « je n'y crois pas une seconde. »

— Tu peux mentir à tout le monde, mais pas à moi, Skye. Il suffit de voir la façon dont tu le regardes...

J'évite justement de croiser son regard. Comment Mona fait-elle pour être aussi clairvoyante ? C'est agaçant.

— D'accord, c'est vrai qu'il ne me laisse pas indifférente, même après neuf ans, mais tout ce que je ressens pour lui, c'est de la colère.

— Rien d'autre ?

— Non, Mona !

Elle lève ses mains en signe de paix. Mon amie s'inquiète pour moi, je le sais, mais c'est inutile. Je suis parfaitement capable de faire la part des choses et garder mes émotions sous contrôle. Du moins pour ce week-end. Ensuite, je veillerai à ce que Jaden disparaisse de ma vue. Définitivement.

Une heure plus tard, nous chaussons nos raquettes avant de reprendre la marche. Les nuages s'amoncellent à l'horizon tandis que le vent se lève, soulevant des tourbillons de neige poudreuse. Il ne manquait plus que ça.

— Cal ! crié-je. Tu avais prévu cette tempête qui se dirige droit sur nous ?

Mon ami ralentit, puis se tourne vers moi.

— Elle devait passer à côté. Les imprévus de la montagne, comme on dit ! Ça ne devrait pas être long, restez bien les uns derrière les autres.

Le groupe repart, sauf Jay qui attend que j'arrive à sa hauteur.

— Avance, Foster ! 

— Je ne veux pas te laisser toute seule derrière.

Sa sollicitude me donne la nausée. Quel hypocrite.

— Je suis née dans ces montagnes ! Je connais chaque vallée, chaque col comme ma poche. Et depuis quand tu t'inquiètes pour moi ?

— Depuis toujours, réplique-t-il.

Je me retiens d'éclater de rire. Tout ceci est absurde. Soit Jaden a décidé de se payer ma tête, soit il a besoin d'alléger sa foutue conscience. Dans les deux cas, c'est une perte de temps.

— Mais bien sûr, marmonné-je.

Il pivote sur lui-même et se plante devant moi, son regard plongé dans le mien.

— Tu crois que je n'en ai pas bavé après mon départ ?

Le vent qui siffle entre les arbres couvre légèrement le son de sa voix. Je plisse les yeux, les flocons fouettant mon visage, et tente de repérer le groupe dans ce rideau blanc et opaque. Il faut avancer ! Je me remets en marche, poussant Jaden en avant, mais il attrape mes bras pour bloquer mon geste.

— Je n'ai jamais voulu te faire de mal, insiste-t-il, mais j'étais incapable de gérer la distance…

— Tu crois que c’est le moment de parler de ça ? demandé-je en me libérant de sa prise.

— J’ai bien voulu le faire durant la pause déjeuner, mais tu m’as envoyé me faire voir ! Je veux juste que les tensions s'apaisent. C'est tout !

Tout ce qu'il parvient à faire, c'est me mettre en colère. Je n'ai besoin ni d'explications, ni d'excuses. Vraiment ?

— Et tu as attendu neuf ans pour ça ? Pourquoi, Jay ? Pourquoi maintenant ? crié-je, à bout de souffle.

La pointe de désespoir dans ma voix me trahit. Sa présence bouleverse tout à l'intérieur, mes sentiments, cette attirance indéniable, une blessure encore vive… Une bourrasque me balaie avec force et me ramène soudain à la réalité : le groupe a disparu. Merde ! 

— Il faut qu'on bouge, les autres sont déjà loin !

Jaden semble tout à coup se rendre compte de la situation. On se remet en route, d'un pas rapide et soutenu, avec l'espoir de les rattraper au plus vite. Je connais bien cet itinéraire, mais avec cette tempête, je suis complètement désorientée.

Les montagnes, les arbres et le sentier lui-même ont disparu. La terre et le ciel se confondent, impossible de voir à plus d'un mètre. L'angoisse s'empare de moi tandis qu'on continue d'avancer à l'aveugle, déséquilibrés par les rafales.

Après une vingtaine de minutes, peut-être plus, le vent se calme enfin et le brouillard se dissipe. On décide de faire une pause pour s'hydrater et faire un point de situation.

— Tu penses qu'on va bientôt les rattraper ? Pourquoi ils n'ont pas attendu ? demande Jaden, essoufflé.

Maintenant qu'on y voit plus clair, j’analyse les environs. Il me faut quelques secondes pour comprendre où nous sommes. Un frisson me glace les veines. 

— C'est pas vrai ! m'écrié-je. On avance plein nord depuis une demi-heure !

— Ça veut dire qu'on doit faire demi-tour ?

J'attrape mon portable qui, bien sûr, ne capte pas ici. 

— Il est déjà 15 h 30. Si on revient sur nos pas, on n'atteindra jamais le col d’Aylmer avant la nuit.

Je tourne en rond, tentant de trouver une solution. Réfléchis, Skye ! Nous avons environ une heure pour trouver un abri avant la nuit, les températures nocturnes atteignant facilement les -15 degrés à cette période. La peur me tord le ventre. Je ne me suis jamais retrouvée dans une telle situation, j'ai pourtant sillonné ces vallées un nombre incalculable de fois. Tu es expérimentée, alors pourquoi tu paniques ?

— Hé, Skye, ça va aller, tente de me rassurer Jaden. Mon cousin va venir nous chercher ou appeler les secours.

Si le son de sa voix grave calme légèrement ma tension, ça ne dure qu'une seconde.

— Non, il ne le fera pas. Cal sait que je suis capable de me débrouiller. Et puis, les secours ne feront pas de recherches en pleine nuit de toute façon.

Mon esprit tourne à plein régime, évaluant la situation et nos possibilités. Marcher encore plusieurs kilomètres ? C'est dans mes cordes. Trouver un abri de fortune et faire un feu ? Je peux gérer. Mais passer la nuit seule avec Jaden Foster ? Voilà ce qui me terrifie le plus.