Fyctia

— Ça va Skye ? Qu'est-ce qui t'arrive ? s'inquiète mon amie.

Cette sculpture, c'est Jay qui l'a taillée. Repenser à lui me ramène dans le passé, ravivant des émotions fortes et douloureuses. Si j’ai tourné la page depuis longtemps, une partie de moi ne parvient pas à l'oublier. Je chasse ces pensées, puis range la sculpture dans la poche de ma veste.

— Oui. Tu as raison, elle est affreuse.

Je dépose ensuite les flyers ainsi que les bons de réduction derrière ma petite armée de chiens en bois.

— En parlant d'affreux, reprend Mona, je ne t'ai pas raconté mon dernier date. Le type est convaincu qu'une invasion d'extraterrestres va survenir à Noël.

Un éclat de rire spontané m'échappe. Mona a le don de tomber sur des mecs dérangés.

— Sérieux ?

— J'te jure ! Les petits hommes verts vont se déguiser en père Noël et envahir nos maisons par la cheminée. Il a parlé de ça pendant tout le repas, il était très sérieux.

— Et tu lui répondu quoi ?

— Qu'est-ce que j'aurais pu dire ? J'ai avalé mes spaghettis en quatre minutes et je me suis tirée !

Nos rires résonnent dans l'air, attirant le regard des stands voisins, et en particulier celui de la vieille Martha, situé juste en face du nôtre. Son comptoir déborde de bougies de toutes les formes et de toutes les couleurs.

— Ça va Martha ? lui lance Mona. Toujours pas de phallus en cire cette année ?

Je lui donne un coup de coude en tentant de reprendre mon sérieux. La vieille femme nous adresse un regard mauvais, puis détourne les yeux.

— T'abuses, Mona !

— Oh, ça va, je plaisante. Elle est trop tendue la vieille bique.

Nous éclatons de rire à nouveau tandis que les premiers clients arrivent.

La foule ne tarde pas à envahir le marché. Les gens emmitouflés dans leur écharpe passent d’un stand à l’autre avec un gobelet de thé chaud entre les mains. Les effluves épicés de cannelle et la douceur du chocolat se mêlent à cette ambiance féerique, illuminée par des ampoules multicolores suspendues au-dessus de nos têtes.

Les cris des enfants impatients, les discussions animées et les chants de Noël autour du grand sapin décoré insufflent une joie pure dans le cœur de chacun. Une atmosphère unique, chaleureuse, que j’attends tous les ans avec impatience.

Plus tard, une petite fille surgit devant le stand, s’empare de l’une de mes sculptures puis l’agite sous les yeux de son père. Il lui prend l’objet des mains avant de s’approcher.

— Bonjour, c’est combien ?

Sa question me prend de court. Je n’ai aucune idée combien peuvent valoir ces morceaux de bois.

— Vous pouvez me donner ce que vous voulez. C’est pour soutenir mon élevage de chiens de traîneau, Snowy Paws. Voici aussi un bon de réduction et le planning d'activités que nous proposons jusqu'à Noël.

La petite fille sautille autour de son père, excitée comme une puce sous caféine.

— Je veux faire un tour en traîneau ! S’il te plaît, papa !

Je souris à la fillette, puis ajoute :

— Le père Noël en personne sera là, avec son traîneau et des surprises pour les enfants.

L’homme me sourit, l’air gêné, puis me tend un billet de vingt. Il ne semble pas enchanté par ces activités, mais sa fille va l’avoir à l’usure, c’est certain. Elle serre le petit chien en bois contre sa poitrine, puis me fait un signe de la main avant de s’éloigner avec son père.

Les heures défilent, les clients se ruent sur les biscuits de Mona, quelques-uns se laissent tenter par mes figurines en promettant de venir voir les chiens, puis nous remballons le stand à la fermeture.

— On va manger un morceau ? me propose Mona.

— C’est gentil, mais je suis crevée. Une prochaine fois.

Elle interrompt ses gestes, puis se plante devant moi.

— Ah non ! Tu as déjà dit ça les trois dernières fois.

— Je me lève à l'aube chaque matin, j’ai besoin de repos.

Elle pose ses poings sur ses hanches, arborant son air de matriarche en colère.

— Tu n’es pas seulement une musher, Skye, tu es aussi une jeune femme de vingt-six ans, qui a besoin de se mêler à ses congénères de temps à autre. Je vais retrouver Lucy, Cal et Dimitri au pub, il est encore tôt, viens s’il te plaît.

Mona est le ciment de notre groupe d’amis. Quand l’un d’entre nous s’éloigne un peu trop, elle n’hésite pas à le ramener par la peau des fesses. Sous son regard insistant, je finis par céder. Son pouvoir de persuasion est parfois effrayant.

En passant la porte du St. James’s Gate, la musique rock en fond sonore accompagne une ambiance détendue. Ce pub irlandais est victime de son succès, affichant complet chaque week-end.

Nous retrouvons nos amis attablés au fond de la salle. Toute l'attention se porte sur moi à notre arrivée et les remarques ne tardent pas à fuser.

— Skye Warren, vous ici ? plaisante Cal en tirant la chaise à côté de lui.

— Quel plaisir de te revoir ! s'exclame Dimitri. Ça fait quoi, un demi-siècle que tu es sur ta colline ?

— Ne les écoute pas, intervient Lucy, ils ont déjà deux bières au compteur et un contingent de neurones assez limité.

Je ricane en prenant place à côté de Cal.

— Vous ne pouvez pas vous passer de moi, on dirait.

— Bien sûr que non, Skye, tu es le rayon de soleil de la bande. Il fait bien trop froid quand tu n’es pas là, déclare Cal en posant son bras sur le dossier de ma chaise.

Je lui donne un coup d’épaule taquin, puis les discussions s'animent autour de la table. Les rires, souvenirs partagés et anecdotes en tout genre fusent dans cette atmosphère conviviale. Ce moment me fait du bien, je n'avais pas conscience à quel point j'en avais besoin. Avec l'angoisse des finances et la haute saison qui démarre, j'ai la tête dans le guidon.

Mona frappe dans ses mains pour attirer notre attention.

— Bon, comme on est tous réuni pour une fois, on peut parler du programme de décembre ?

La période des fêtes ne rime pas seulement avec travail, on profite aussi de cette effervescence pour passer des moments ensemble.

— Laisse-moi deviner, tu vas encore nous imposer le défi de la maison en pain d’épices, lâche Dim dans un rire.

— Évidemment, réplique-t-elle. Peut-être que cette année, tu ne finiras pas dernier, qui sait ?

Tout le monde éclate de rire tandis que Dim marmonne dans son coin. Ce concours, organisé sur la grande place du centre-ville, attire chaque année petits et grands.

— Vous avez tous réservé le deuxième week-end de décembre ? demande Cal. Ce serait super si tout le monde pouvait se libérer pour notre rando cette année.

Nous avons tous un quotidien chargé, il est parfois compliqué d'être tous disponibles en même temps. Cela dit, notre amitié est restée intacte et dure depuis plus de quinze ans. Chacun d’entre nous a évolué et grandi au fil des années, mais nous trouvons toujours du temps pour partager des moments ensemble.

Nous sommes bien plus que des amis d'enfance, nous sommes une famille. Une famille dont il faisait aussi partie.