Fyctia

Christelle n'en revient pas d'avoir sacrifié son bolide pour épargner une bête à cornes. Pourquoi nous conférer des réflexes aussi absurdes ? Sa voiture vaut tellement plus que ce steak sur pattes.

- Mais bordel, elle est à qui cette bête ? interroge-t-elle en se tournant vers l'animal placide. T'as rien à faire ici ! Tu serais bien mieux dans mon assiette, tiens !

Elle se penche péniblement pour attraper son téléphone aimanté au tableau de bord. Pas de réseau. Putain de cambrousse ! Elle claque la portière et sursaute. Juste derrière elle, la bête s'est approchée pour la renifler, le cou tendu, son souffle chaud lui ventilant la nuque. Elle fait volte-face. Quand sa langue râpeuse glisse sur son imposant museau humide pour se nicher dans les trous qui le surplombe, Christelle retient un haut-le-cœur.

- Dégueulasse, grogne-t-elle, toutefois peu rassurée par sa proximité.

D'un petit pas supplémentaire, le bovin se rapproche. Christelle voudrait beugler mais se ravise. Ici, dans le trou du cul du monde, personne ne viendrait la secourir. Et si la bête chargeait ? Finalement, l'animal tourne la tête pour regarder ailleurs, puis la secoue pour se débarrasser des mouches. Ça chlingue ! Quant à son tour Christelle aperçoit un homme à l’allure rustique marcher dans leur direction, elle soupire, soulagée. Son sauveur !

La vache blanche tachetée de noir lui tourne alors le dos pour retrouver celui qui semble être pour elle une présence familière. Son maître ?

Un visage buriné de paysan et une main caleuse empoignant une sorte de bâton de berger, ça ne ressemble en rien aux signes distinctifs du héros. Au lieu de voler à sa rescousse, il marche paisiblement, son autre paluche glissée dans la poche de sa cotte de travail vert moche. Très tendance dans le secteur. Un instant, elle s'interroge sur la couleur d'origine de ce vêtement grotesque. Comment ose-t-on vendre une telle guenille, même au rayon bouzeux ? Et si c'était plutôt le résultat d'une crasse entérinée ? Cette pensée la rebute mais elle note pourtant que la ressemblance est troublante avec la teinte verdâtre qui macule l’arrière-train de la bête à cornes. S'il s'agit du propriétaire, il va entendre parler d'elle !

- Il est à vous ce machin ? l'agresse-t-elle.

- Petra ?

- Quoi Petra ? dit-elle les yeux écarquillés. Il est à vous ce tas de viande, oui ou merde ?

- M'zelle c’est qu’Albertine est vagabonde ! grogne-t-il avant de jeter un œil au véhicule. Faut pas s'garer là m'dame ! sermonne-t-il.

- Non mais vous vous foutez de moi ! C'est à cause de votre foutue bestiole que j'ai fini à moitié dans le fossé !

- Une bestiole ? Albertine est une g'nisse ! corrige-t-il en secouant la tête.

- Une quoi ? Oh et puis merde ! s'énerve-t-elle les mains sur les hanches, rouge de colère. Je me fou de ce que c'est, mais croyez-moi, vous allez payer pour ça, dit-elle en désignant l'Alpha penchée du doigt.

- Vouz'nervez pas comme ça. J'ramène d'abord Albertine, Parizaniez ! conclut-il en lui tournant le dos.

Bouche-bée, elle regarde le vieux fou s'éloigner en marmonnant dans un dialecte suspect. Elle n'en croit pas ses yeux. Quel rustre ! Exaspérée par son comportement, elle finit par brailler sur le pauvre homme qui fait mine de s’en foutre.

- Espèce de vieux con ! lui hurle-t-elle. Ça ne va pas se passer comme ça. Je vais porter plainte, ça va vous coûter cher ! Dites à votre femme de préparer le chéquier !

Tandis que l'homme n'a pour seule réaction, qu'une caresse sur le flanc de sa vache, elle fume de rage, au bord des larmes.

Au loin, l'animal le suit comme un chien, battant parfois de la queue pour chasser les insectes envahissants. Leur marche est poétique, leurs pas coordonnés. Alors que le soleil décline, le couple disparait à travers champs. Elle se retrouve seule au milieu de nulle part, sa voiture coincée là, sans une once de réseau.

Annoncer le retard aux copines et appeler la dépanneuse, payer. Contacter l’assurance pour les modalités de prise en charge, payer surement une franchise. Trouver un taxi, avancer les fonds. Emmener l’Alpha au garage, attendre et régler les réparations. La liste des emmerdements s’allonge tandis qu’elle dresse un inventaire déprimant d’épreuves à surmonter, adossée à un arbre.

Le week-end est mal emmanché. Elle ne peut prévenir personne et va devoir dormir ici, telle une naufragée de la route. Elle imagine le pire. Se faire égorgée en pleine nuit par une meute de renard… Est-ce qu'il y a des loups par ici ? Et si la vache revenait avec ses potes de troupeau pour la mettre en pièce ? Si la jauge de sa colère ne faiblit pas, elle est maintenant rejointe par l'angoisse. Con de paysan ! enrage-t-elle. Comment a-t-il pu la laisser là ? Et pourquoi les gens sont si égoïstes de nos jours ?