Fyctia

Son parfum, que je trouvais trop agressif au début, est finalement devenu familier. Je peux le repérer à des kilomètres… Le sourire qu’il m’adresse est assuré, comme sa démarche. Quant à moi, je me demande bien à quoi je peux ressembler ? Je devais me changer avant la soirée, mais je travaille non-stop depuis la pause déj ! J’imagine que mon mascara a dû couler, et que mon apparence de panda fatigué doit laisser à désirer… Mon chef semble s’en moquer, et vient s’asseoir sur un coin de mon bureau.

— Comment va ma femme préférée ? me questionne-t-il d’un air aguicheur.

Ce surnom me plaît autant qu’il me fait tiquer… Que signifie « préférée » ?

— Ça va, me résigné-je à répondre. Je suis sous l’eau.

Ses lèvres se pincent, puis son index vient me tapoter le bout du nez.

— Figure-toi que j’ai une bonne nouvelle qui devrait te remonter le moral !

Je fronce les sourcils, dans l’attente de ce qu’il va m’annoncer. Arsène, et son sourire aux dents parfaitement blanches et alignées, reprend :

— Tu sais, la romance de Noël commandée par Sky One pour l’hiver prochain…

Évidemment que je sais… C’est LE projet sur lequel je bosse depuis six mois, en compétition avec trois autres assistants scénaristes. Les deux scénarios, qui auront retenu l’attention du producteur de la chaîne, seront sélectionnés pour une rencontre sur les futurs lieux de tournage : à Chamonix, au pied du Mont-Blanc ! Trois arguments m’ont motivé : un, je suis une fan inconditionnelle de téléfilm de Noël, ce qui m’a conduit à vouloir en écrire moi-même ; deux, je n’ai malheureusement jamais mis un pied à la montagne ; et trois, peut-être que grâce à cette opportunité, cette année, Noël me paraîtra moins douloureux… Alors, pour avancer sur l’ensemble de mes tâches, je bosse sans relâche de jour comme de nuit depuis des semaines.

Je suis accrochée aux lèvres d’Arsène.

— Oui, et ? murmuré-je le souffle court.

— Ronald annonce les heureux élus d’ici quelques minutes, et j’ai cru comprendre que tu étais en lice pour la victoire.

— Vrai…ment ? hésité-je.

Je ne veux pas me faire de fausse joie, la chute serait d’autant plus rude.

— Vraiment ! répète-t-il amusé.

Il se penche vers moi pour replacer une mèche de mes cheveux derrière l’oreille, et je n’ai pas le temps de savourer son contact qu’une pile de dossiers s’effondre. Je me redresse pour tenter de la rattraper, mais ma poitrine rencontre ma tasse de café froid, qui se répand sur mon clavier.

— Oh non, c’est pas vrai ! pesté-je.

Pourquoi faut-il que ça m’arrive maintenant ?!

Comme à son habitude, Arsène s’esclaffe, moqueur, et attrape une boîte de mouchoirs sur le bureau d’en face pour me la tendre. Je me saisis de plusieurs morceaux de tissu et éponge les touches en priant pour que le liquide n’endommage pas l’appareil. Mais parce que maladresse est mon deuxième prénom, j’oublie que le clavier est relié à l’écran et que si j’appuie dessus, cela provoque des conséquences irréversibles : les fenêtres affichées sur mon écran se modifient et l’image de mon fond d’écran réapparaît.

Je me fige. Oh, mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ?!

Tout, mais pas ça !

Je clique sur ma souris, rien ne se passe.

Le manuscrit s’est refermé et comme l’enregistrement automatique ne fonctionne plus, faute de place sur le drive, je viens de perdre… quatre heures de travail ! Je retombe lourdement sur mon siège en reportant mon attention sur Arsène.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète-t-il.

— J’ai perdu tout ton travail. Enfin, le mien… Mes modifs n’ont pas été prises en compte, expliqué-je dépitée.

Ses sourcils se froncent brusquement.

— Attend, tu bossais sur quoi ?

— Le dossier pour l’agent de Mary, grimacé-je.

Arsène se redresse et se met à arpenter le bureau comme un lion en cage. Il passe ses mains dans ses cheveux blonds comme si je venais de lui annoncer la fin du monde, puis vient se poster devant moi.

— Putain, Méline ! s’écrie-t-il, ce qui me fait tressaillir. Ils attendaient son scénario pour aujourd’hui ! Qu’est-ce que t’as foutu ?!

Ma mâchoire se décroche.

— J’ai… J’avais fini, tenté-je de me justifier avant qu’il ne me coupe la parole.

— Tu viens surtout de nous foutre dans la merde ! persiffle-t-il en se dirigeant vers la sortie.

Mon cœur se serre à l’idée de le voir partir en étant fâché.

— Je peux… commencé-je en réfléchissant à toute vitesse.

Arsène s’arrête et tourne légèrement son visage contrarié vers moi. Il attend que je termine ma phrase et hausse les sourcils pour m’inviter à poursuivre.

— Je peux… travailler dessus ce soir ?

Il se retourne et s’adosse au chambranle de la porte.

— Tu es sûre ? demande-t-il le timbre dur. Je ne peux pas te demander de faire des heures supp, la DRH a été claire dans son dernier mail.

— Tu sais bien que je ne les déclare pas toutes. J’emporterai mon pc avec moi, personne n’en saura rien.

Un silence s’étire et ses traits s’apaisent.

— Tu es incroyable. Je n’y arriverais pas sans toi, tu le sais ça ? me lance-t-il tout sourire. Tu nous cales un déj dans mon agenda, juste toi et moi, ok ?

La sonnerie de son portable retentit, alors Arsène me fait signe de patienter au moment où il décroche. Soudain, son expression change et devient plus concentrée. Il se tourne légèrement pour rendre sa conversation privée, mais je ne peux m’empêcher de tendre l’oreille en même temps que je range mes dossiers.

« Je pensais que tu arrivais ce week-end » l’entends-je marmonner. Cependant, il s’esclaffe en entendant la réponse de son interlocuteur et finit par approuver. « Si, si, je suis content. OK, à tout de suite » conclut-il avant de raccrocher et de ranger son téléphone. Soudain, je le sens mal à l’aise… Ses yeux s’égarent vers les fenêtres de mon bureau qui surplombent l’esplanade des invalides, où la verdure domine. Je suis son regard et découvre que le ciel a pris une apparence cotonneuse. D’importantes chutes de neige ont été annoncées à la radio ce matin. J’adore la neige, mais cela me contrarie, car je vais bientôt devoir troquer la liberté quotidienne que m’offre mon vélo pour la prison pestilentielle des transports en commun. Je reporte mon attention sur mon patron et détaille son profil à la mâchoire saillante. Il ne m’a même pas embrassée alors que nous sommes seuls… J’en crève d’envie, mais je manque toujours d’audace pour faire le premier pas.

— Hum, toussoté-je doucement, est-ce que tout va bien ?

Arsène prend une mine contrite et au moment où il ouvre la bouche pour me répondre, Alaric, le technicien son, fait son apparition. Je sursaute et à nouveau tous les dossiers s’envolent pour s’éparpiller sur le sol.

— Désolé, je ne voulais pas te faire peur, Mél ! Je fais le tour des bureaux pour m’assurer qu’il ne manque personne.

Quand je vous disais que la direction était très à cheval sur les traditions… Je m’agenouille pour rassembler les feuilles dispersées un peu partout. Alaric s’approche et dépose un serre-tête marron surmonté de plumes sur mon bureau.