Fyctia

Il est déjà dix-huit heures !

En temps normal, ma journée de travail est loin d’être terminée, mais ce soir les heures supplémentaires sont formellement interdites. En effet, un pot est offert en l’honneur de « Thanksgiving » ! Les studios « Alpha Road », basés à Paris, sont une succursale d’un grand groupe Londonien. De nombreux collègues viennent d’Angleterre, alors la direction tient à ce qu’en terme d’équité, nos deux pays soient mis à l’honneur et que toutes les fêtes soient célébrées afin de « renforcer les liens entre les équipes ».

D’après mon super binôme, Priya Lodhi, qui vient elle-même de la capitale anglaise, il y a bien trop de travail à abattre pour perdre du temps à manger des petits fours et se taper sur l’épaule ! Qu’on se le dise : Priya n’en pense pas un mot. Ma meilleure amie ne l’admettra jamais devant nos collègues, mais elle est asociale, ou « allergique au contact humain » pour reprendre ses termes. Si elle a gardé son âme de carriériste en emménageant ici, elle a vite adopté le train de vie minimaliste et casanier des Français.

Malheureusement, nous n’avons pas d’autres choix que d’aller à cette célébration, car ce que nos responsables exigent, nos responsables l’obtiennent. On nous répète assez souvent que : « personne n’est irremplaçable » pour oser répliquer et se prendre une sanction. Ce n’est clairement pas l’envie qui manque de dire à Ronald Oakes, notre N+2 misogyne, d’aller se faire f****e. Mais plutôt que de créer un incident diplomatique, avec Priya, nous mangeons du chocolat. C’est important de maintenir un bon taux de magnésium pour réduire le stress et l’anxiété, il n’y a donc pas meilleur remède, surtout à cette période de l’année ! Bon, à tel point que les emballages de barres chocolatées ont formé un pont entre nos deux bureaux.

— Tu es prête ? formule sa voix d’un ton morne.

La coupe courte, noire et bouclée, de Priya dépasse de derrière son écran lorsqu’elle se redresse.

— Laisse-moi deux minutes, juste le temps d’envoyer un mail à l’agent de Mary, lui réponds-je.

— Il ne va plus rien rester à manger, ronchonne-t-elle en passant son badge autour de son cou, tu les connais les pique-assiettes de l’informatique… Déjà que ça me gonfle d’y aller alors si le buffet est vide, ça n’a vraiment plus aucun intérêt !

— Je me dépêche, dis-je en tapant plus vite sur mon clavier. Mary attend la mise à jour de la dernière scène pour l’étudier, il faut absolument que ça parte ce soir.

Priya éteint la lumière de son bureau, puis vient se poster à ma droite en croisant les bras.

— Attends, quand tu dis Mary, tu parles de Mary Peter ? L’actrice du prochain soap-opéra pour Channel 4 ?!

J’acquiesce en me pinçant les lèvres, sans oser la regarder.

— Le scénario d’Arsène ! rétorque-t-elle en soupirant plus fort.

Tourne sept fois ta langue dans ta bouche, Méline !

— Il a eu plein de rendez-vous cette semaine, il ne pouvait pas s’en occuper, tenté-je de justifier.

— Bien sûr, lance ma meilleure amie en levant les yeux au plafond. À d’autres, si tu veux bien, mais pas à moi. Ça va faire deux ans que ce type t’exploite ! Il se la coule douce au restaurant et toi, tu fais son boulot !

— Il me permet de travailler sur des manuscrits auxquels je n’ai pas accès, je ne vais pas me plaindre.

— Et pourquoi tu n’y as pas accès ?!

— Parce que je suis son assistante !

— Rectification, Mél, tu es assistante scénariste et je te rappelle que ça ne devait pas excéder dix-huit mois, ça en fera plus de vingt-quatre début janvier ! Lui et Ronald étaient censés te promouvoir au poste de scénariste, tu n’as même pas eu d’entretien de fin d’année ! s’offusque-t-elle sans que je ne sache quoi répondre.

Priya a raison, mais je suis bien incapable de tenir tête à Arsène. Cela fait deux ans que j’ai intégré l’entreprise, et un peu plus de six mois que j’ai cédé à ses avances. Je ne voulais pas de relation sur mon lieu de travail, encore moins avec mon chef ! Seulement, qui peut bien résister au charme du sosie de Ryan Reynolds ?! Qui ?

Sans nul doute, Priya. Mais elle, elle est immunisée ! C’est Sarah Rossi, du service RH, qui occupe toutes ses pensées. Elles sont en couple depuis plus d’un an et filent le parfait amour, de celui qui fait briller les yeux et naître des papillons au creux du ventre.

J’éprouve la même chose lorsqu’Arsène entre dans une pièce. Mon palpitant s’emballe, mes mains deviennent moites et j’ai la plus grande difficulté à aligner deux mots. Il me rend toute chose. Seule ombre au tableau : rien n’a jamais été officialisé entre nous. Nous nous contentons de quelques déjeuners et de baisers volés dans son bureau lorsque nos collègues sont tous rentrés chez eux… Alors il est vrai qu’Arsène me demande des tonnes de comptes-rendus, de retravailler sur ses dossiers, de finaliser des manuscrits, en plus de lui servir ses cafés, mais à côté de cela, j’apprends beaucoup et je suis passionnée par mon job ! Transformer les manuscrits des auteurs en scénario est fastidieux, mais si gratifiant lorsqu’ils sont joués par des acteurs prodigieux et que les histoires sont enfin adaptées à l’écran. La difficulté de notre métier est que, souvent, nous travaillons des années sur des projets qui finalement ne voient pas le jour, faute de budget ou de changement impromptu de producteur, ou de réalisateur... De nombreux scénaristes n’ont jamais eu la chance de voir leur travail adapté à l’écran. Il faut donc un certain mental pour enchaîner les projets sans savourer leur aboutissement… La frustration fait partie du métier.

Et on peut dire qu’en terme de frustration, je m’en suis accommodée tant sur le plan professionnel que sentimental !

Ma mine déconfite et mes doigts figés au-dessus du clavier ont raison du monologue moralisateur de Priya. Elle seule est au courant de ma « non-relation » avec Arsène. Elle n’approuve pas, mais ne me juge pas… Ma meilleure amie s’agace seulement du fait que je travaille beaucoup à sa place. Vraiment beaucoup, et ça l’inquiète. Priya presse mon épaule d’une main compatissante et alors que je relève les yeux vers elle, le principal intéressé fait justement son apparition sur le seuil de notre bureau. Mon ventre fait un looping en l’apercevant.

— Quand on parle du loup, il accourt dans la bergerie, marmonne ma meilleure amie avant de lui adresser un sourire crispé : « Hey, salut Arsène ! »

Elle le contourne et me lance :

— On se retrouve en bas, Mélanie !

— Bien sûr, Patricia !

Modifier nos prénoms est devenue une blague permanente entre nous. Cela a commencé peu de temps après mon arrivée ici, car Arsène était incapable de retenir mon nom et m’a rebaptisée au moins trois ou quatre fois. Ce dernier se dirige vers moi et dodeline de la tête en souriant, il sait que ma binôme et moi adorons taquiner nos collègues. En particulier, lui.

Priya est partie, alors je regarde mon patron venir jusqu’à moi. Mes joues sont déjà en train de virer au cramoisi. Bon sang, ce qu’il est canon dans ce costard bleu nuit.