Fyctia

Lise est en train de payer sa trouvaille, un atroce renne qui louche sur un nez en gyrophare. Je ne doute pas une seconde que Lucas saura lui trouver une utilité. Ce type est capable de s’adapter à toutes les situations, contrairement à Lise. Il m’arrive de les observer avec une pointe d’envie. J’aimerais trouver, moi aussi, un homme capable de former avec moi un équilibre presque parfait. Quelqu’un qui saurait tempérer mes lubies tout en m’encourageant à en trouver d’autres. Mais je doute que cela m’arrive un jour. Non pas que je sois blasée ou pessimiste, mais j’ai embrassé assez de crapauds pour savoir que la marre dans laquelle j’évolue a déjà livré son lot de Princes Charmants. Je ne compte plus les déceptions des lendemains matins, les hommes trop envahissants qui pensent avoir le contrôle sur les femmes, ni les amoureux de l’amour qui s’imaginent vivre une histoire romantique avec celle qui les a suivi chez eux après une soirée trop arrosée.

Parfois, je me demande si je devrais changer de comportement, me montrer plus distante, moins disponible, pour susciter l’intérêt et attirer une personne différente, qui correspondrait plus à mes besoins. Je ne renie pas ce que j’ai fait, j’ai pris énormément de plaisir dans la liberté que je me suis octroyée, mais plus le temps passe et plus j’ai envie de construire quelque chose. Je ne parle pas du cliché de l’amour, comme dans les films. Je n’ai pas envie de m’enchaîner à quelqu’un en partageant tout mon quotidien avec lui, mais les soirées devant la télévision, les sorties, pourquoi pas.

Et puis, il suffit d’une soirée, du regard brûlant d’un inconnu, et j’oublie mes bonnes résolutions. Je suis encore jeune, j’ai le temps de profiter avant de m’enfermer dans une relation où je ne serai plus la seule décisionnaire. C’est peut-être cela qui m’inquiète et m’angoisse. Ne plus être le seul maître à bord. Est-ce que je suis capable de partager les rênes ? Est-ce que je peux laisser quelqu’un décider de certains points de ma vie, sous prétexte que nous sommes en couple ?

Lise me regarde, paquet en main et sourire jusqu’aux oreilles. Je lève les yeux au ciel devant son attitude puérile, mais en réalité je suis heureuse de voir de plus en plus son côté insouciante. Elle reste beaucoup plus raisonnable que moi, ce n’est pas compliqué, mais je vois bien qu’elle apprend à baisser ses murs de protection.

Son sourire se fige avant de disparaître. Une ride barre son front et accentue son air inquiet. Je me retourne pour suivre son regard qui passe au-dessus de mon épaule droite. Un homme me fait face, un sourire que je pourrais qualifier de parfait aux lèvres. C'est le même que dans la file d'attente, tout à l'heure. Ses yeux captent toute mon attention. D’un bleu presque gris, ils me font penser aux eaux cristallines et tumultueuses des fontes des glaciers. Je reste interdite face à cet inconnu qui dégage une froideur glaçante et m'attire irrésistiblement. J'ai envie de m’approcher davantage pour caresser les lignes de sa mâchoire du bout de mes doigts. Je m’excuse, du bout des lèvres, lorsque Lise me bouscule dans le dos pour avancer. Elle l’a vu, elle aussi. Il l’inquiète. Comme une maman louve qui veille sur ses petits, elle me tire doucement par le bras pour m’entraîner à sa suite, non sans lancer un regard dur à l’inconnu.

— Mais qu’est-ce qui te prend ?

Je jette un regard en arrière. L'homme n’a pas bougé. Il me suit du regard, le visage toujours dénué de toute expression. Je ne sais pas comment interpréter son attitude. Je ne suis pas douée pour cerner le comportement des gens. Ma vie sentimentale en est la preuve. Dans notre groupe, c’est plutôt Caroline qui est douée pour ça. Elle reste toujours en retrait lorsqu’une nouvelle personne intègre le groupe, observant ses gestes, ses expressions, analysant ses paroles. Avec le temps, nous avons appris à suivre ses conseils. J’ai bien essayé plusieurs fois de passer outre, pour prouver à tout le monde que j’étais une femme indépendante qui pouvait se protéger seule. L’échec a été cuisant et j’ai fait preuve d’humilité en lui accordant plus de confiance.

— Lucas doit nous attendre, j’ai trop envie d’un chocolat chaud.

Je peine à suivre ses pas, tout autant que ses propos. Je connais assez bien Lise pour savoir quand elle me cache quelque chose et ses explications n’ont aucun sens. Lucas est au bar en train de faire sa comptabilité en attendant que tout le groupe se réunisse pour manger ensemble. Il sait que Lise est avec moi au marché de Noël, il n’a donc aucune raison de s’inquiéter. Je m’arrête dans l’encadrement de la porte de la salle des fêtes et croise les bras. Je dois avoir l'air d'une enfant en plein caprice. Par chance, personne ne cherche à passer, nous sommes seule dans cet espace. Je n’ai pas forcément envie de me donner en spectacle.

— Lise, tu agis comme si tu avais vu un fantôme. C’est quoi le problème avec ce type ?

Elle regarde à nouveau au loin derrière moi avant que ses yeux ne s’accrochent aux miens. Elle hésite. Elle qui est si à l’aise avec les mots ne semble pas trouver les bons.

— Tu ne paniques pas, d’accord ?

Je ne sais pas si elle a conscience que c’est typiquement le genre de phrase qui fait naître l’inquiétude chez les personnes normalement constituées. J’attends qu’elle poursuive, mais elle a l’air d’avoir besoin d’entendre ma réponse.

— D’accord, pas de panique, mais abrège s’il te plait.

— Tout à l’heure j’ai vu ce mec parler avec Jérémy, dans un coin de la salle. Je ne t’ai rien dit sur sa présence pour pas que ça t’inquiète, mais j’ai gardé un œil sur lui. Il est resté loin de toi, puis il a quitté le marché. Mais ce type a continué à te regarder. Je l’ai vu plusieurs fois dans les mêmes allées que nous et d’un coup il était là derrière toi. J’ai paniqué. Si Jérémy sait qu’il n’a pas intérêt à s’approcher de toi, il peut tout à fait avoir des potes prêts à le faire.

Elle tire à nouveau sur mon bras pour me faire sortir.

— S’il te plait, viens. On sera plus tranquilles au bar.

Je ne réponds rien. Mon esprit est en train d’enregistrer toutes les informations qu’elle vient de déballer. Jérémy était ici, dans la même salle que moi. Je ne l’ai pas vu. Je n’ai même pas ressenti une once de crainte. Mon corps n’a émis aucun signe, aucune réaction à sa présence. L’homme qu’elle a vu parler avec lui se tenait juste derrière moi. Un frisson me parcourt, je ne le réprime pas cette fois. Il aurait pu poser ses mains sur moi. J’étais tellement obnubilée par son regard de glace que j’ai failli me jeter dans la gueule du loup sans même vérifier que ses crocs n’étaient pas acérés. Je secoue la tête. Je ne retiendrai donc jamais la leçon ?